Ibnou Hazm, l’icône du génie andalou

Biographie des savants

t20

   Au début du onzième siècle de l’ère chrétienne, en Andalousie, vécut un homme au destin audacieux. Philosophe, homme de lettres, psychologue, juriste, théologien, ce personnage aux multiples facettes a marqué l’histoire de l’Islam de par sa pensée et ses œuvres.

Véritable représentant du dhâhirisme en Andalousie, il n’hésita pas à bousculer les opinions courantes de son époque dans un contexte historique en décomposition.

Récapitulatif historique

   Les musulmans sont présents en Espagne depuis le début du 8ème siècle (grâce à la conquête de Târiq Ibnou Ziyâd en 711). En 750, les ‘Abbassides détrônent les Omeyyades à Baghdâd et prennent le contrôle de l’Empire musulman. Mais en 756, le prince omeyyade ‘Abdourrahmâne I, en exile dans la péninsule ibérique, s’autoproclame Émir de Cordoue, refusant de se soumettre au pouvoir ‘abbasside. Pendant près d’un siècle et demi, ses descendants maintiennent l’émirat de Cordoue, et en 912, ‘Abdourrahmâne III étend son pouvoir jusqu’à l’ouest de l’Afrique du nord. En 929, il se déclare officiellement calife, rivalisant directement avec le calife ‘abbasside à Baghdâd et le calife fatimide installé en Tunisie.

   L’Andalousie connaît son apogée sous le règne du successeur de ‘Abdourrahmâne III : Al­-Hakam II. À la mort de ce dernier, c’est son fils le très jeune Hichâm II qui est désigné calife, mais c’est réellement le chef du gouvernement qui exerce le pouvoir : Mouhammad Ibnou Abî ‘Amr est surnommé « Al-Mansoûr » (le Victorieux) en raison des nombreuses conquêtes qu’il a menées vers le nord.

Une vie pleine de péripéties

   Aboû Mouhammad ‘Alî Ibnou Ahmad Ibnou Sa‘îd Ibnou Hazm vit le jour à Cordoue le 7 novembre 994 (384H) au sein d’une famille de haut rang. Son grand-père Sa‘îd et son père Ahmad étaient deux grands dignitaires de la cour omeyyade sous le calife Hichâm II. Son paternel étant le vizir d’Al-Mansoûr, Ibnou Hazm vécut son enfance dans l’aisance jusqu’en 1009, date à laquelle s’effondra la dynastie des ‘Amirides suite à une longue crise de succession entre les descendants d’Al-Mansoûr.

   Ce moment charnière dans l’histoire de l’Espagne musulmane marqua la vie d’Ibnou Hazm. Les conflits qui éclatent entre les troupes berbères venues d’Afrique du Nord et les civils cordouans le forcent à quitter Cordoue. Son enfance est également affectée par le déshonneur subi par son père après la chute du calife Hichâm II et par la destruction du domicile familial sis à Balat Moughit au cours de batailles sanglantes entre Berbères et Cordouans.

   Ibnou Hazm fait son entrée dans la vie publique à l’âge de douze ans, à l’occasion de la fête de la rupture du jeûne, organisée en 1005 par Al-Moudhaffar, l’héritier d’Al-Mansoûr.À partir de la mort d’Al-Moudhaffar en 1008, le califat de Cordoue s’empêtre dans une guerre civile qui dure jusqu’en 1031. Ibnou Hazm perd son père en 1012, il n’a alors que 18 ans. L’issue de ce conflit entraîne l’effondrement du califat et la fragmentation de l’Andalousie en plusieurs provinces appelées « taïfas ».

    Ibnou Hazm quitte alors Cordoue pour Alméria, mais soupçonné, il est banni et se rend à Valence où il se mit au service de ‘Abdourrahmâne IV. De retour à Cordoue, il est également ministre dans le gouvernement de son ami ‘Abdourrahmâne V. Emprisonné après le renversement de ce dernier, Ibnou Hazm ne poursuivit certainement pas sa carrière politique. Sa loyauté envers les omeyyades lui attirera bien des mésaventures. Profondément déçu par son expérience politique et offensé par le comportement de ses contemporains, il quitte finalement la sphère publique pour consacrer ses trente dernières années à l’étude et à l’écriture.

Un fin psychologue

   Ibnou Hazm reçut une éducation distinguée ― sans doute une des meilleures de son époque ― axée sur les sciences religieuses, la littérature arabe, la grammaire et la philosophie. Ses écrits sont assez personnels, modelés sur l’intensité de ses propres réactions et sévères quant à la condamnation de la nature humaine.
D’une nature pessimiste et même misanthrope, il ne cesse de traquer ― dans le domaine religieux ou dans celui du savoir en général ―, les erreurs, les stériles revendications ou rébellions de l’homme.

   Dans Tawq al-hamâma (Le collier de la colombe), son œuvre la plus célèbre, il propose un traitement assez peu banal de l’amour et des amants ― un thème populaire de la littérature arabe ― dans un recueil de passages en prose et en vers. Il y évoque aussi bien l’aspect sentimental que le côté physique de la disposition amoureuse, en illustrant ses propos de versets coraniques et d’anecdotes remontant à l’époque du Prophète. Ce qui distingue cependant son œuvre, c’est le regard perçant qu’il porte sur la psychologie humaine, une clairvoyance présente dans ses études postérieures sur les caractères et les comportements, notamment dans son livre Kitâb al-akhlâq wa-s-siyar (Épître morale). Ibnou Hazm n’hésite pas à remettre en question la sincérité des échanges entre les femmes et leurs prétendants, et finit par mettre en évidence un décalage entre ce qui est dit et les pensées réelles ; il en conclut tout naturellement que le langage sert à masquer les sentiments. Cette prise de conscience constitue dès lors une base de réflexion intéressante sur le langage et ses multiples usages. De là découle la notion de « dhâhir : ظَاهِر» (« apparent ») qui fait directement référence au sens littéral des mots.

Le docte dhâhirite

   Ibnou Hazm développe sa réflexion en étudiant la Parole d’Allâh . Contrairement aux mâlikites, il soutient que les hommes ne sont tenus à suivre la loi divine que dans son sens apparent (« dhâhir »), sans exceptions ni ajouts ni modifications.

   Juriste châfi‘î à la base, il rejoint l’école de pensée dhâhirite (apparue au 9ème siècle à Ispahan) à laquelle il apporte une structure logique. En effet, pour interpréter les textes sacrés, il se base sur une grammaire objective propre au dhâhirisme, dans laquelle il supprime toute ambigüité utilisée par les grammairiens pour expliquer certaines formes syntaxiques. Selon lui, le langage fournit tous les éléments nécessaires à la compréhension de l’idée qu’il véhicule, et par conséquent, Dieu ― Qui a révélé le Coran dans un arabe clair (« moubîn ») ― a utilisé le langage pour communiquer exactement le sens de Son message. Chaque verset doit donc être compris grammaticalement et syntaxiquement dans sa signification générale : si Allâh veut donner un sens spécifique à un verset, Il fournit une indication (« dalîl ») dans ce même verset ou ailleurs pour en préciser la portée. Il dit en substance : « Dans le Coran, tout est principe, “açl”. »

t21

   Le sens d’un verset coranique peut également découler d’un hadîth authentique. Un verbe à l’impératif peut, par exemple, sous-entendre un ordre ou une suggestion. La signification se déduit uniquement à partir du sens littéral. Ibnou Hazm rejette par conséquent toute forme d’interprétation rationnelle telle que le commentaire figuré ou le raisonnement par analogie (« qiyâs »), car ces principes sont soumis, selon lui, aux passions humaines. Le qiyâs consiste en effet à juger un cas juridique inconnu des textes en le comparant à une situation analogue pour laquelle une prescription existe déjà dans un texte, en déterminant la cause précise (« al-‘illa : الْعِلَّة») de ladite prescription. Or, pour le juriste dhâhirite, Dieu ordonne ce qu’Il veut sans motivation justificative et Il est le Seul à pouvoir prescrire des lois aux hommes.
Il refuse également l’istihsân (choix préférentiel) : au lieu de choisir une solution évidente tirée d’une loi, le jurisconsulte adopte une décision moins évidente mais plus congruente au contexte. Pour Ibnou Hazm, ce principe reste arbitraire, donc inapproprié dans le cadre d’une législation objective.
Idem pour la recherche de l’intérêt général (« istiçlâh ») et, de manière générale, pour tout recours à la réflexion personnelle par laquelle les juristes cherchent à étendre la loi divine à des cas non mentionnés par les textes scripturaires. Dans le même esprit, Ibnou Hazm limite les bases du consensus aux Compagnons du Prophète , car, selon lui, l’accord unanime d’un groupe d’érudits ne légitime pas une dérivation de la loi.

   En réalité, Ibnou Hazm a revivifié l’école dhâhirite : cette école juridique a longtemps été une cinquième école de référence en droit musulman. La simplicité liée à son littéralisme vient contrer la multitude de sources qui régit notamment le droit mâlikite en vigueur à l’époque d’Ibnou Hazm.

Une plume féconde

   Ibnou Hazm s’est réellement mis à l’écriture à l’âge de 43 ans, à Jativa, en exil chez des amis de la famille. Son style d’une finesse inégalée a donné vie à des écrits traitant de tous les domaines de la religion, et même de médecine. Selon les spécialistes d’Ibnou Hazm, celui-ci a consigné son travail dans 400 ouvrages, soit plus de quatre-vingt mille pages.

   Dans son livre Al-ihkâm fî ouçoûl al-ahkâm (Les fondements des problèmes juridiques), Ibnou Hazm développe sa méthode de classification des actes humains selon les cinq statuts juridiques admis : l’obligatoire (« al-wâjib »), le recommandé (« al-moustahabb »), le blâmable (« al-makroûh »), l’interdit (« al-harâm ») et le permis (« al-moubâh »). Pour qu’une action entre dans une des quatre premières catégories, il faut un texte (verset coranique ou hadîth authentique) qui établisse son statut particulier, autrement, elle est d’office considérée comme permise. Cette méthode est approfondie dans son traité sur la loi dhâhirite Kitâb al-mouhallâ.

   Ibnou Hazm doit également sa célébrité à une œuvre monumentale : Al-fiçâl, un traité sur les sciences islamiques, la philosophie et la théologie. Ce travail présente une étude critique des différents systèmes de pensée liés au dogme : zoroastriens, juifs, chrétiens, sceptiques, etc. En examinant ces croyances, il établit la prééminence de l’Islam, ce qui l’amène tout naturellement à critiquer les mou‘tazilites, les ach‘arites et les mystiques. Beaucoup de savants avaient pour habitude d’interdire la lecture de cet ouvrage à cause des critiques faites à l’encontre des imâms. Ibnou Hazm condamne les mou‘tazila pour les problèmes qu’ils soulèvent et blâme les ach‘arites qui selon lui, en répondant à ces derniers, s’enferment dans un mode de pensée sclérosé. Finalement, ce qu’il conteste principalement est l’usage de moyens exclusivement humains pour résoudre les questions liées au texte révélé. Ibnou Hazm ne rejette aucunement le recours à la raison puisque le Coran lui-même invite à la réflexion, mais celle-ci doit se limiter à deux sources : la révélation et la perception des sens, puisque les soi-disant sources du raisonnement proviennent exclusivement de l’expérience sensorielle immédiate. Par conséquent, la raison ne constitue pas une faculté propice à la recherche indépendante et encore moins à la découverte ; c’est plutôt la perception des sens qui devrait être utilisée à sa place.
En soumettant les hommes exclusivement à la parole de Dieu, le littéralisme d’Ibnou Hazm les libère de tout choix personnel. L’ardeur de ce grand théologien le pousse à mettre en évidence l’harmonie des textes coraniques et prophétiques lus à la lumière des principes dhâhirites.

La fin d’un cavalier solitaire

   Ibnou Hazm s’éteint en 1064, à l’âge de 70 ans, près de Badajos.

   Adh-Dhahabî dit de lui dans son livre intitulé Siyar a‘lâm an-noubalâ’ (Biographies des sommités d’entre les lucides) : « J’aime Aboû Mouhammad [Ibnou Hazm] à cause de son amour et sa connaissance des ahâdîth authentiques, même si je condamne beaucoup de ses dires concernant les savants, les défauts des ahâdîth et leurs rapporteurs. […] Je suis convaincu qu’il avait tort sur plusieurs sujets, mais je ne le considère pas comme un incrédule, ni comme un déviant. J’espère qu’il sera, ainsi que tous les musulmans, pardonné. Je m’incline devant sa profonde intelligence et son immense savoir… [Mais] si je devais citer chaque sujet sur lequel il s’est fourvoyé, cela prendrait trop de temps. »
Ibnou Hazm a effectivement violé les règles de bienséances islamiques à maintes reprises en critiquant cruellement les savants du passé avec lesquels il était en désaccord, au point qu’Aboû-l-‘Abbâs Ibnou-l-‘Ârif compara sa langue au sabre d’Al-Hajjâj.

   En définitive, Ibnou Hazm réalisa une œuvre incommensurable, souvent comparée à une mine de perles précieuses, malheureusement entachée de bévues inacceptables. Son non-conformisme exaspéré lui attira aussi bien l’animosité des détenteurs du pouvoir que celle des lettrés en général. Ô combien d’autodafés furent organisés ça et là en Andalousie pour condamner cet esprit rebelle ! Qu’à cela ne tienne, les idées fraîches de cet intellectuel s’enracinèrent peu à peu dans une société aspirant au renouveau.

   De par son originalité et son abondance, le travail d’Ibnou Hazm constitue une référence incontournable en matière de pensée islamique. Même si ses idées ne font pas l’unanimité auprès de certains juristes ou intellectuels et n’entrent pas forcément dans le cadre de certaines lois juridiques, il reste néanmoins un auteur amplement étudié dans les pays musulmans.

Archives

Catégories

Poser une question

Mettre un lien vers formulaire de contact