(3) La grande Fitnah : les combats fratricides

Histoire de la pensée islamique

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   L’assassinat du troisième calife ‘Outhmâne affecta toute la communauté musulmane, les criminels eux-mêmes finirent par regretter leur infamie. Ce dramatique événement affligea tant les compagnons que ‘Alî n’hésita pas à admonester les jeunes compagnons chargés de veiller sur la sécurité du calife,

à savoir ses propres fils Al-Hassan et Al-Houssayn, Abdoullâh Ibnou Az-Zoubayr, Mouhammad Ibnou Talha … Mais ‘Alî ne se doutait point que les événements en devenir allaient le porter au devant de la scène, l’inscrivant ainsi au rang des personnages les plus influents de l’histoire de l’Islam.

   ‘Alî  au cœur d’une affaire épineuse

   C’est à ‘Alî , cousin et gendre du Prophète, que le peuple s’adressa pour prendre la tête de la communauté musulmane. Il rejeta cette proposition maintes fois, à ceux qui le sollicitaient il rétorquait : « Ne m’importunez pas et adressez-vous à quelqu’un d’autre. Nous allons faire face à une grave affaire aux dimensions et aux couleurs diverses. Sachez que si je vous réponds par oui, je vous forcerai à ce que je connais sans prêter attention ni aux objections ni aux reproches d’autrui. Si vous me laissez tranquille, je suis alors un parmi vous. Je serai peut-être le plus attentif et le plus obéissant à quiconque vous aurez choisi pour vous gouverner. Je serai pour vous un meilleur conseiller qu’un bon commandant. »

   ‘Alî dut toutefois se résigner à accepter la responsabilité du califat : la communauté musulmane avait urgemment besoin d’un chef à sa tête. Mais la situation était difficile et inquiétante pour ‘Alî : la plupart de ceux qui lui avaient prêté allégeance se révélaient être des insurgés, et parmi eux se cachaient les assassins de ‘Outhmâne . Sachant cela,  certains compagnons hésitèrent à prêter serment au nouveau calife. De plus, des premières dispositions prises par ‘Alî , celle de destituer les hauts responsables nommés par ‘Outhmâne ne parut pas des plus sages de l’avis de ‘Abdoullâh Ibnou ‘Abbâs ou Al-Moughîra Ibnou Chou’ba et d’autres, même si ‘Alî la considérait comme une des causes majeures de l’insurrection.

   C’est dans ce contexte précis que s’était posée la question la plus inextricable de l’histoire de l’Islam, puisqu’elle fut la source de la pire discorde entre les compagnons : quelle conduite le calife devait-il adopter, sans tarder, envers les meurtriers de son prédécesseur ? Un grand nombre de compagnons comme Mou’âwiyah, Aboû Ad-Dardâ, Talha, Az-Zoubayr, Oubâda Ibnou As-Sâmit … ainsi que les proches de ‘Outhmâne souhaitaient vivement que l’on retrouvât les criminels afin que leur fût appliquée la loi du talion. ‘Alî , en revanche, estimait qu’il était préférable d’attendre : il était prioritaire de calmer les esprits et de stabiliser le pouvoir ; Nâïlah (veuve de ‘Outhmâne) et Mouhammad Ibnou Abî Bakr —  les témoins du crime — n’avaient pas pu identifier les coupables.

   Les décisions califales furent mal comprises par ceux qui désiraient venger ‘Outhmâne , et l’allégeance des insurgés et meurtriers à ‘Alî renforçait le malentendu.

   Peu à peu, la famille de ‘Outhmâne ainsi que quelques compagnons (Talha, Az-Zoubayr,…) prirent la route de la Mecque, où s’étaient réfugiées les épouses du Prophète après leur pèlerinage et lors de la sédition : en chemin vers Médine, elles avaient appris la mort tragique du troisième calife, aussi décidèrent-elles de retourner à la Mecque où elles séjournaient depuis.

   Au début de l’an 36 H, la situation ne s’était guère améliorée et ‘Alî se rendit compte des difficultés qui le guettaient pour asseoir son autorité sur toute la communauté. En effet, son émissaire, envoyé pour remplacer Mou’âwiya en Syrie, fut bloqué à Taboûk par les alliés de ce dernier.

   Trois mois après le décès du calife ‘Outhmâne , Mou’âwiya n’avait répondu à aucune des nombreuses lettres envoyées par ‘Alî , lui recommandant de lui prêter allégeance. Le gouverneur de Syrie finit par envoyer un délégué à Médine pour communiquer le souhait des Syriens : retrouver les meurtriers du calife défunt et les punir. L’exposition du vêtement de ‘Outhmâne tâché de sang et des doigts sectionnés de son épouse sur le minbar de la mosquée de Damas expliquait la véhémence de leur revendication.

   Devant l’entêtement de Mou’âwiya à refuser son califat, ‘Alî décida de lui livrer bataille. Il rassembla ses partisans des quatre coins du territoire musulman et se prépara au combat. Mais il dut revisiter ses intentions, car avant de quitter Médine, il apprit que ‘Âïcha se dirigeait vers Bassora, assistée de Talha et d’Az-Zoubayr dans le but de liguer un maximum de personnes contre lui : elle lui reprochait sa tiédeur à retrouver les assassins de ‘Outhmâne et à les punir selon la loi du talion. ‘Alî n’avait pas d’autre choix que de modifier ses plans, mais réussira-t-il à atteindre ses objectifs ?

La bataille du chameau

   ‘Alî commanda à son armée de le suivre pour arrêter la progression de Dame ‘Âïcha et de ses hommes. Il n’envisageait aucunement de se battre, comptant sur un désir mutuel de pacification. En revanche, il n’eût pas hésité à se défendre si une offensive venait à être lancée contre lui. Malgré les conseils de son fils Al-Hassan, de ‘Ouqbah Ibnou ‘Âmir et de Abdoullâh Ibnou Salâm d’abandonner cette idée qui n’eût abouti qu’à la mort de nombreux musulmans et à la division de la communauté, ‘Alî s’obstina. D’ailleurs très peu de compagnons ayant participé à la bataille de Badr acceptèrent de le suivre et la plupart des Médinois refusèrent l’affrontement. ‘Alî finit tout de même par prendre la direction de l’Iraq à la fin du mois de Rabi’ ath-thânî de l’an 36 H.

    ‘Âïcha , quant à elle, songea à retourner vers Médine, mais se laissa convaincre de ne pas renoncer à la lutte. De ce fait, lorsqu’elle et ses troupes arrivèrent à Bassora, ils livrèrent bataille à la défense armée locale menée par ‘Outhmâne Ibnou Hounayf . La victoire en poche, ils se servirent dans les biens du Trésor Public et s’en allèrent vers Al-Yamâma et Koûfa demander l’appui de leurs habitants.

Apprenant ce qui s’était passé, ‘Alî , non loin de Koûfa, sollicita l’aide d’Aboû Moûssâ Al-Ach’arî , chef de région. Mais ce dernier refusa catégoriquement de prendre part à ce conflit qu’il estimait être une « fitnah » (calamité) : le Prophète avait mentionné que les meilleurs seraient ceux qui s’en écartaient. Le nouveau calife délégua tout de même Hassân et Ammâr Ibnou Yâssir pour rallier la population à leur cause : plusieurs milliers de personnes se joignirent à son armée.

   C’est ainsi que les troupes de ‘Âïcha et l’armée de ‘Alî se firent face. Mais ne désirant que la réconciliation, ils engagèrent des pourparlers et aboutirent finalement à un accord de paix à deux doigts d’être ratifié… mais cette issue ne convenait guère aux assassins de ‘Outhmâne . En effet, si la réconciliation devenait effective, ‘Alî pourrait enfin s’atteler à retrouver les coupables et les punir : un nouveau complot vit le jour, attaquer de nuit le groupe de ‘Âïcha (composé d’environ 30000 soldats). Bien évidemment, celui-ci contre-attaqua, conduisant ainsi inévitablement à l’entrée en lutte de ‘Alî et de ses partisans (comptant approximativement 10000 hommes de moins). Cet enchaînement de quiproquos entretenus fut à l’origine du premier affrontement fratricide musulman, entrainant la perte de près de 10000 belligérants.

   Durant le combat, l’opportunité se présenta à ‘Alî de rappeler à Az-Zoubayr que le Prophète avait annoncé à celui-ci qu’un jour il affrontera injustement ‘Alî . Se  souvenant soudainement fort bien ces paroles, Az-Zoubayr renonça aussitôt à se battre et quitta le champ de bataille. Ce compagnon sincère fut tué par traitrise lors de son sommeil. Il fut rapporté que Talha également chercha à cesser le combat : en quittant le lieu des conflits, il fut transpercé par une flèche et fut ramené à Bassora, conformément à sa volonté ; il ne survécut point à sa blessure.

   La présence de ‘Âïcha sur sa chamelle, au milieu de la bataille, galvanisait sa troupe. Comprenant cela,  plusieurs soldats du calife assaillirent le camélidé pour le faire asseoir, mais à chaque tentative ils étaient refoulés par leurs adversaires prêts à se sacrifier pour les éloigner de l’animal. Ils se résignèrent à couper les jarrets de la bête, ce qui la fit choir. Cet incident affecta considérablement la combativité de l’armée de ‘Âïcha  : inquiets pour la sécurité de ‘Âïcha, les combattants se détournèrent de la lutte, cédant ainsi la victoire à ‘Alî .

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   À la fin du conflit, le calife bien-guidé enjoignit ses hommes de traiter ‘Âïcha avec tout l’honneur et la déférence qui étaient dus à son statut, à savoir celui de veuve du Prophète et celui de mère des croyants.

   La noble dame prit la route de Bassora avec son frère Mouhammad Ibnou Abî Bakr , séjourna un moment dans la cité, puis, au début du mois de Rajab de l’an 36 H, elle accomplit son pèlerinage à la Mecque, toujours accompagnée de son frère ; enfin, elle retourna à Médine. Le restant de son existence, elle se consacra aux œuvres de bienfaisance et à l’instruction de la communauté musulmane sur la religion. Prise de remords, elle pleura amèrement sa malheureuse décision d’entrer en conflit avec le juste ‘Alî .

La bataille de Siffîne

   Quant à ‘Alî , il arriva à Koûfa le 12 Rajab de l’an 36 H. Son émissaire Djarîr Ibnou Abdillâh partit à la rencontre de Mou’âwiya lui faire part de l’alliance entre les Ansârs et les Mouhadjiroûn pour le califat de ‘Alî et de la victoire de ce dernier lors de la bataille du chameau ; il enjoignit Mou’âwiya à prêter allégeance à ‘Alî . Le gouverneur, après concertation avec les hauts dignitaires du Châm, rejeta le pacte tant que le meurtre de ‘Outhmâne ne fut pas vengé. Cette décision était motivée par les rumeurs calomnieuses qui circulaient à propos du calife : il eût été complice du crime des insurgés.

   Face au refus de Mou’âwiya , ‘Alî dirigea son armée vers Ach-Châm dans l’intention de le soumettre. De son côté, le gouverneur de Syrie se préparait, il enrôla un bon nombre des habitants de la région. L’affrontement eut lieu à Siffîne, endroit situé sur la rive droite de l’Euphrate, près de la ville d’Ar-Raqqa (Syrie actuelle). Dans un premier temps, de simples assauts opposèrent les deux camps, ‘Alî cherchant toujours à obtenir l’allégeance de Mou’âwiya de la manière la moins violente, sans succès. Au début du mois de dhoul-hijja 36 H, de féroces combats s’engagèrent et durèrent jusqu’au mois sacré de Mouharram, au cours duquel ils furent suspendus. Les pourparlers reprirent alors dans l’optique d’une réconciliation : aucune issue positive n’aboutit, acculant les hommes à la reprise de la lutte, cette fois sans merci et qui dura plusieurs jours.

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   Alors que ‘Alî  commençait à prendre le dessus, ‘Amr Ibnou-l-‘Âç  proposa à Mou’âwiya  d’appeler le calife à la réconciliation par un arbitrage établi sur le Coran. C’est ainsi que des copies du Coran furent brandies au bout des lances des soldats de Mou’âwiya , exprimant de la sorte leur invitation à la trêve pour les pourparlers. Tout d’abord hésitant, ‘Alî  finit par accepter, réalisant le souhait de bon nombre de ses hommes. À la suite d’un dialogue fructueux entre les deux camps, un accord fut formulé sur le choix de deux médiateurs : ‘Amr Ibnou-l-‘Aç  pour le clan de Mou’âwiya  et ‘Abdoullâh Ibnou ‘Abbâs  du côté de ‘Alî . ‘Amr Ibnou-l-‘Aç objecta le choix de ‘Abdoullâh Ibnou ‘Abbâs  car il appartenait à la famille de ‘Alî , ce fut donc Aboû Moûssâ Al-Ach’arî qui fut désigné contre la volonté de ‘Alî . Ce dernier fut contraint de signer le traité et ce, malgré son désaccord.

   La signature de ce compromis entraîna une scission au sein de l’armée de ‘Alî  : il fut reproché au calife sa soumission à un jugement humain. Ceux que l’on appellera par la suite les Kharijites (plus d’un milliers de personnes) le quittèrent pour tous se retrouver à Haroûrâ, aux alentours de Koûfa. Quant à ‘Alî , il retourna à Koûfa pendant que les arbitres tentaient de trouver un dénouement salvateur pour la communauté. Après huit mois de lecture minutieuse du Coran, les deux médiateurs se rencontrèrent à Doumatou-l-Djandal, endroit sis à mi-distance de l’Irâq et de la Syrie. On convint que ‘Alî et Mou’âwiya devaient envoyer chacun quatre cents hommes pour témoigner de leur désignation en tant que calife si l’un d’eux était retenu. Si au contraire ils étaient tous deux exclus du califat, libre aux arbitres de nommer le calife parmi ces huit cents personnes. Aboû Moûssâ était d’avis d’écarter ‘Alî et Mou’âwiya du pouvoir. ‘Amr  voulait évincer ‘Alî , l’estimant coupable du meurtre de ‘Outhmâne , et retenir la candidature de Mou’âwiya  qu’il considérait comme plus proche dans la parenté avec ‘Outhmâne  : se référant au verset 33 de la sourate 17 Al-Isrâ (Le Voyage nocturne) : « Si quelqu’un est tué injustement, nous donnons à son plus proche parent l’autorité sur le meurtrier », il croyait fermement à sa légitimité. Finalement, l’option d’élire le nouveau prince des croyants en excluant ‘Alî   et Mou’âwiya les mirent d’accord. Mais le discours que tint ‘Amr Ibnou-l-‘Âç  pour officialiser leur délibération exprimait clairement son penchant pour Mou’âwiya . À partir de ce moment-là, malgré les invectives d’Aboû Moûssâ , les Syriens prêtèrent serment d’allégeance à Mou’âwiya .

   L’échec de ‘Alî  renforça la position des Kharijites qui commencèrent à combattre violemment ceux qui ne partageaient pas leur opinion, les déclarant apostats. ‘Alî  s’engagea dès lors dans un conflit impitoyable pour enrayer le péril kharijite : il réussit à les vaincre en 38 H à Nehrawân. Au lendemain de cette victoire écrasante, il envisagea un ultime affrontement contre Mou’âwiya , mais ses troupes, épuisées par autant de campagnes militaires consécutives, réclamèrent un temps de repos à Koûfa. Les mois s’écoulèrent et ‘Alî  se vit délaissé par bon nombre de ses hommes.

   En 40 H (661 ap. J-C), les Kharijites planifièrent le triple assassinat des principaux acteurs de la médiation : le meurtre de ’Alî  par ‘Abdarrahmâne Ibnou Mouljam à Koûfa, celui de Mou’âwiya  par Bakr Ibnou ‘Abdoullâh à Damas et celui de ‘Amr Ibnou-l-‘Âç par ‘Amr Ibnou Bakr en Egypte devaient avoir lieu le même jour, fixé au 17 Ramadan, alors que les trois hommes se rendraient à la mosquée pour diriger la prière de l’aube. ‘Amr Ibnou-l-Aç  sortit indemne de l’attentat car étant malade, il fut remplacé  et son suppléant fut égorgé à sa place. Mou’âwiya  fut blessé mais survécut. ‘Alî  arriva de bonne heure, et en faisant le tour de l’assise, il reçut un coup d’épée de la part d’un des camarades d’Ibnou Mouljam ; alors qu’il était à terre, ‘Abdarramâne Ibnou Mouljam le frappa de son sabre à la tête. Cette attaque fut fatale : ‘Alî  succomba à ses blessures le soir même. Les trois criminels furent néanmoins capturés et exécutés.

   À la lumière du présent récit, il devient évident à tout esprit critique que l’ensemble des événements cités ne fut que le fruit d’une machination extrêmement bien manigancée. Tous les compagnons impliqués dans ces épreuves tragiques agirent pour l’intérêt général de la communauté en toute loyauté, sans aucune aspiration pour le pouvoir, contrairement à ce que certaines pensées peuvent le prétendre. Il n’est donc pas de notre ressort de critiquer ces illustres personnages, l’urgence à notre époque étant plutôt de consolider notre foi. La force de la communauté réside dans le respect du Coran et de la sounna, tradition prophétique transmise par ces mêmes compagnons. Qu’Allâh  octroie clairvoyance et lucidité aux musulmans d’aujourd’hui, afin de déjouer les pièges de la déviation et de la division quelle qu’elle soit !

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