(2) La grande Fitnah : les prémices

Histoire de la pensée islamique

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   L’Islam a traversé une période de discorde (fitnah) qui a profondément marqué les musulmans dans toute leur histoire. Il faut remonter à l’époque du califat de ‘Outhmâne Ibnou Affâne pour bien comprendre les événements.

La première partie de la gouvernance du troisième calife se déroulait dans le calme et la prospérité, ce qui entraina une expansion considérable du territoire musulman. Puis, au cours de la sixième année (29 H), des mouvements de sédition virent le jour et se répandirent dans certaines contrées, s’accompagnant d’accusations mensongères et calomnieuses allant crescendo à l’endroit du commandeur des croyants. Les précurseurs de ces injustes critiques n’avaient de « musulmans » que l’étiquette, car leur for intérieur désirait affaiblir l’Islam en son sein : c’étaient eux les ennemis redoutables, les hypocrites.

Les manigances de ‘Abdoullâh Ibnou Saba’

   ‘Abdoullâh Ibnou Saba’ était un juif yéménite fraîchement converti à l’Islam. Sa pratique cultuelle lui donnait l’apparence du croyant sincère, mais son zèle dans la dévotion dissimulait en fait la rumination et la mise en place d’un plan diabolique. Il sillonna différentes contrées de l’empire musulman — Hijâz, Bassora, Koûfa, Syrie, Egypte — en vue d’étaler publiquement sa foi, de repérer et d’attirer à lui ses semblables, des convertis opportunistes, dont le but ultime était de nuire à l’Islam. Il usa d’une ruse simple mais efficace : faire envoyer de plusieurs endroits des lettres toutes écrites sur le même modèle et adressées à des personnes dignes de confiance : « Cher frère, ton destin est heureux ; l’Islam est vivant dans ta région, le gouverneur est honnête, la justice existe dans l’administration, tandis que dans ma région l’Islam est mort, personne ne le pratique, le gouverneur est un ivrogne et coureur de femmes, l’administration est corrompue, et il n’y a aucun espoir d’amélioration. »

   C’est ainsi que des mensongères missives d’origine médinoise faussement attribuées à de grands compagnons tels ‘Aïcha, ‘Alî, Talha ou Az-Zoubayr (Da) arrivèrent dans toutes les villes et furent lues dans les mosquées, incitant les gens à se révolter contre ‘Outhmâne ; d’autres encore provenant de différentes régions parvinrent à Médine. Lorsque cet infâme et inquiétant courrier se multiplia à Médine, le peuple exprima son mécontentement et sollicita une action du calife. Celui-ci, avec sagesse, décida en accord avec ses conseillers, de dépêcher des Médinois probes et impartiaux vers les provinces présumées égarées. Les émissaires voyagèrent seuls jusqu’à leur destination respective. Excepté ‘Ammâr Ibnou Yâssir, piègé en Egypte par ‘Abdoullâh Ibnou Saba’ et ses acolytes, tous revinrent en temps voulu : ils rapportèrent que les accusations formulées à l’égard des gouverneurs et de leur administration ne se basaient sur aucune preuve tangible.

   Outre ses intrigues politiques, ‘Abdoullâh Ibnou Saba’ introduisit des notions doctrinales complètement étrangères à la religion musulmane, visant particulièrement à nuire au cousin et gendre du Prophète , ‘Alî : il propagea l’idée selon laquelle ‘Alî devait être le successeur légitime du Prophète . L’habilité de cet hypocrite lui permit de rassembler des groupes d’Egypte, de Koûfâ et de Bassora, convaincant même des musulmans bien intentionnés mais à qui il manquait malgré tout un brin de clairvoyance… En dépit de leurs intérêts divergents, ces hommes s’accordaient sur la destitution du calife ‘Outhmâne , « source de tous les maux ».

   Peu à peu l’insurrection s’étendit sur la totalité du monde musulman, le phénomène fut accéléré par la conjonction de plusieurs facteurs :

– la nature bienveillante du calife : il répondait aux conduites irresponsables de ses coreligionnaires bien plus par la modération et le calme que par la répression, ce qui incita les esprits malveillants à poursuivre leurs actes insidieux. Toutefois, cela ne signifiait pas qu’il acceptât des compromis comme le prétendaient ses détracteurs : il punissait le fauteur dès lors qu’il était reconnu comme tel.

– Le fait que ‘Outhmâne avait confié des postes à hautes responsabilités à ses proches parents. Cette conduite différait de celle de ses prédécesseurs Aboû Bakr et ‘Omar (Da), qui évitaient d’assigner de telles fonctions aux membres de leur famille, bien qu’ils fussent aptes à les occuper.
‘Outhmâne estimait que les personnes choisies présentaient les compétences requises pour accomplir les tâches imparties : de ce fait, opter pour les personnes de sa lignée ne posait aucun problème. Les opposants de ‘Outhmâne restèrent hermétiques à ce point de vue et reprochèrent au calife de favoriser les siens.

– La générosité de ‘Outhmâne : le commandeur des croyants possédait une fortune conséquente, qu’il dispensait aux musulmans nécessiteux, dont les membres de sa famille, auxquels il n’hésitait pas à verser de grandes sommes d’argent provenant de sa richesse personnelle ou d’emprunts au Trésor Public. Il est à noter qu’il refusait le salaire du califat, mais malgré cette probité, ses adversaires ne manquèrent pas de médire à son sujet, proférant mensonges et accusations fallacieuses sur ses agissements : « Il dilapide les fonds du Trésor Public ».

– Certains compagnons comme Aboû Moûssâ Al-Ach’arî avaient été destitués de leur poste à juste titre par ‘Outhmâne , tout comme ‘Omar avait, en son temps, démis Khâlid Ibnou Al-Walîd et d’autres de leurs fonctions. Toutefois, l’action de ‘Outhmâne étaient critiquée par ses ennemis, ceux-là mêmes qui ne s’étaient pas prononcés sur celle de ‘Omar .

   La situation s’envenimait donc de plus en plus, en dépit des efforts du calife pour refréner ces dissensions. Les fauteurs de troubles étaient prêts à tout pour atteindre leur but : abus de confiance, mensonges et calomnies furent les principaux ingrédients de leur machination.

L’assassinat du calife ‘Outhmâne

   Durant le mois de Chawwâl de l’année 35 de l’Hégire, un groupe de contestataires égyptiens — et d’autres issus de Koûfa ou de Bassora — menés par Abdoullâh Ibnou Saba’, prétendirent qu’ils se rendaient au pèlerinage à la Mecque, mais en réalité ils visaient Médine comme destination. Leur objectif était de transmettre leurs revendications au calife : démettre le gouverneur d’Egypte et le remplacer par Mouhammad Ibnou Abî Bakr. ‘Outhmâne reçut leurs doléances et promit de se conformer à leur choix. Sur ce, ils s’en retournèrent satisfaits en Egypte, accompagnés du fils d’Aboû Bakr. Cependant, en rentrant chez eux, ils prirent connaissance d’une missive adressée au gouverneur de leur province. Dans cette lettre on pouvait lire : « Un tel a été nommé gouverneur d’Egypte, quand il viendra à toi, [« faqbalhou »] fais-lui bon accueil ». Mais, étant donné que l’arabe ne s’écrivait guère avec les points diacritiques à l’époque, on pouvait lire également lire « faqtoulhou » (« tue-le »). Les esprits échauffés ayant plutôt admis la deuxième lecture repartirent en direction de Médine, en vue de commettre des représailles à l’encontre du calife.

   ‘Outhmâne   attesta sur son honneur qu’il n’avait pas écrit cette lettre. Déduisant alors que l’auteur ne pouvait être que Marwân, le secrétaire du commandeur des croyants, les insurgés réclamèrent sa livraison ainsi que la destitution de ‘Outhmâne . Cette fois, le calife s’opposa à leur requête, craignant d’une part une mort injuste pour son subalterne, et se conformant d’autre part à une recommandation que le Prophète lui avait adressée : « Allâh te fera porter une chemise. Quiconque désire te l’enlever, ne l’écoute pas » ; il était donc hors de question pour lui d’abandonner le califat.

   Les rebelles décidèrent d’assiéger le domicile du calife, empêchant ainsi tout approvisionnement en eau et en vivres pour lui et sa famille. ‘Outhmâne tenta à maintes reprises de convaincre ses assaillants d’abandonner les hostilités. Il rappela à leur mémoire défaillante sa générosité en faveur de la communauté musulmane naissante : au temps du Prophète , répondant promptement aux sollicitations du Messager d’Allâh, il racheta la terre qui sera consacrée à l’agrandissement de la mosquée du Prophète ; il acquit, moyennant finance, le seul puits d’eau douce de Médine au profit des musulmans ; il équipa la campagne militaire de Taboûk.
Son harangue se heurta à un mur d’incompréhension froide.

    ‘Alî intervint auprès du calife afin de trouver une issue au conflit : « Les gens derrière moi me demandent d’être le médiateur entre toi et eux. Par Dieu ! je ne sais quoi te dire. Je ne connais rien que tu ne saches. Je ne peux t’indiquer une chose que tu ne connaisses déjà. Tu sais ce que nous savons. Nous ne t’avons pas devancé en une chose dont nous devons t’informer. Nous n’avons rien fait en secret dont nous devons te mettre au courant. Tu as vu ce que nous avons vu et tu as entendu ce que nous avons écouté. Tu as été le compagnon de l’Envoyé de Dieu comme nous l’avons été nous-mêmes. Ni Ibnou Abî Qouhâfah [Aboû Bakr] ni Ibnou-l-Khattâb n’ont la préséance sur toi en matière d’accomplissement de la vérité. Tu es plus proche du Prophète qu’eux, tu as obtenu de ton alliance par les femmes avec lui ce qu’ils n’ont pas obtenu. Je te conjure par Dieu ! Ce ne sont pas la clairvoyance et la science qui te manquent. »
Il raisonna également les auteurs du blocus, mais ceux-ci ne démordaient pas.

    Cette attitude des plus intransigeantes ne laissait néanmoins pas présager un attentat sur la personne du calife. Par prudence toutefois, Al-Hassân, Al-Houssayn et ‘Abdoullâh Ibnou Az-Zoubayr (Das) assurèrent la sécurité à l’extérieur du domicile de ‘Outhmâne , tandis que d’autres le protégeaient à l’intérieur. Lorsque ses hommes proposèrent de combattre les séditieux, ‘Outhmâne rejeta l’idée, refusant catégoriquement d’être la cause d’un affrontement sanglant entre les musulmans.
Quoi qu’il en fût, deux facteurs précipitèrent le dénouement tragique de cette affaire :

– les rebelles savaient le retour des pèlerins à Médine imminent ;

– ils apprirent que des troupes de combattants avaient été dépêchées de Syrie par Mou’âwiya Ibnou Abî Soufiâne pour secourir le calife.

    Après quarante jours de siège, les réfractaires convinrent ensemble de l’assassinat de ‘Outhmâne : le vendredi 18 de Doul-Hijja en 35 H (17 juin 656 ap. J-C.), ils investirent son domicile. Accédant à sa chambre par le toit, ils abattirent de sang froid le chef de la communauté musulmane, alors que celui-ci était plongé dans la lecture du Saint Coran. Tentant de protéger le commandeur des croyants lors de cet assaut, Al-Hassân et Abdoullâh Ibnou Az-Zoubayr (Da) furent blessés, et Nâ’ilah, l’épouse de ‘Outhmâne eut plusieurs doigts coupés par les sabres ennemis.

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Coran dit de ‘Outhmâne , musée de Tachkent, Ouzbékistan.

   Avec le meurtre de ‘Outhmane , la situation loin de s’apaiser allait s’assombrir, plongeant la communauté des croyants dans un chaos dont les conséquences se répercutent jusqu’à nos jours. Le successeur du calife défunt allait avoir un lourd fardeau : pourra-t-il endiguer le problème et déjouer les complots ?

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