(7) Les doctrines dogmatiques : al-jabriyyah et al-qadariyyah

Histoire de la pensée islamique

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   Après la mort du Prophète , les Compagnons et les successeurs n’insistaient pas sur certains sujets inhérents à l’invisible. Ils se basaient uniquement sur les textes scripturaires, à savoir le Coran et la sunna. Plus tard,

maintes interrogations dogmatiques surgirent et provoquèrent de grandes divergences qui ont conduit à l’apparition de plusieurs écoles telles que : al-jabriyyah, al-qadariyyah, al-mourji’ah, al-mou‘tazilah, al-achâ‘irah, al-mâtourîdiyyah.

    Les questions décisives concernaient notamment le statut de celui qui commet un grand péché, la création du Coran et l’entité de Dieu. Quant au débat relatif au libre arbitre et à la prédestination, il se base sur le besoin de résoudre une apparente contradiction dans les textes scripturaires. Si la volonté de Dieu est au-dessus de toute volonté, pourquoi juge-t-Il celui qui ne croit pas en Lui ? Si l’être humain est le seul instigateur de ses actes, pourquoi des textes affirment que rien ne survient dans le monde sans la volonté divine ?

   L’existence du mal paraît incompatible avec un Dieu Tout-Puissant, Omniscient et Bienfaisant (« Al-Barr »). Les jabriyyah et les qadariyyah ont avancé, chacun à leur manière, une explication à cette soit-disant contradiction non sans trop de déviance.

La position des déterministes (al-jabriyyah ou al-jahmiyyah)

   À l’époque des Omeyyades, certains savants traditionnistes souhaitaient répondre aux kharijites qui jetaient l’anathème sur les pécheurs ou ceux qui ne suivaient pas leur doctrine. Ces théologiens ont alors émis l’idée selon laquelle les égarés n’étaient pas entièrement responsables de leurs actes, car ils ont été forcés d’agir de la sorte. Ils légitimaient leur théorie par des ahâdîth insistant sur le pouvoir absolu et sans limite de Dieu : c’est ainsi que fut soulevée la question du pouvoir de l’homme face à la puissance divine. Plusieurs savants prétendirent que l’homme ne crée pas ses actes et qu’il est soumis à la volonté et au pouvoir de Dieu : il n’a donc ni choix, ni volition, ni pouvoir. Ils pensent donc que c’est Dieu qui crée les actes de l’homme comme Il les crée chez les animaux et les végétaux. Les premiers à aborder ce sujet étaient des successeurs des Compagnons.

i98   Cette notion de prédestination n’est cependant pas nouvelle, puisqu’elle était déjà populaire et solidement enracinée à l’époque préislamique comme en témoignent certains textes ou poèmes anciens. L’homme disait facilement : « Le destin m’a frappé » et tenait le temps pour responsable de sa maladie ou de sa vieillesse. Même le Coran rapporte ces paroles d’ignorants : « Ils ont dit : « Il n’y a d’autre vie pour nous que celle d’ici-bas. Nous mourons et nous vivons, et seul le temps nous fait périr. » (…) », s.45 Al-Jâthiya (L’Agenouillée), v.24.

   Le nom « al-jabriyyah » découle du mot arabe « jabr » qui signifie « pouvoir de coercition ». Ce courant connut un vif succès auprès des traditionnistes, très attachés à la lettre du Coran et la sunna.

   Al-Ja‘d Ibnou Dirham a commencé à répandre ce dogme, inspiré par certaines affirmations juives et perses. On rapporte qu’un homme vint dire au Prophète : « J’ai vu les Perses forniquer avec leur filles et leurs sœurs et lorsqu’on leur demandait pourquoi ils le faisaient, ils répliquaient que c’était le destin de Dieu ». Le Prophète dit alors : « Il y aura dans ma communauté ceux qui diront la même chose, ce seront les mages de ma communauté. »

   Puis ce fut Al-Jahm Ibnou Safwâne, originaire du Khorassân, qui propagea la doctrine jabriyyah au point qu’elle prit son nom (al-jahmiyyah). Il faisait partie des musulmans non arabes de la ville de Koûfâ ; il était philosophe, écrivain et savait mener les débats. Lorsqu’il fut assassiné, ses successeurs ont perpétué ses idées jusqu’à ce que le mouvement d’Al-Mâtoûrîdî ait pris le dessus. Mise à part la question du destin, les principes des jabrites (ou jahmites) comptaient d’autres points de vue inacceptables :
– l’éphémérité du paradis et de l’enfer : l’un et l’autre disparaîtront dès que les gens auront respectivement goûté à tous les plaisirs et subi tous les châtiments qui leur étaient attribués ;
– la foi se résume à la connaissance et l’ignorance s’apparente à l’apostasie. Ainsi, les juifs et les polythéistes qui ont reconnu la prophétie de Mouhammad sans se convertir à  l’Islam sont considérés comme croyants ;
– la parole de Dieu est créée ;
– ils ne décrivent pas Dieu avec des attributs utilisés pour les créatures (par exemple, Le Vivant ou L’Omniscient) ;
– on ne pourra pas voir Dieu le jour du Jugement.

    Le point culminant de la pensée jabrite s’inscrit dans l’idée que rien n’est réellement malfaisant puisque tout découle de la sagesse divine. À l’homme de saisir le bon sens de ce qui lui arrive. Cette pensée extrême met fin à la contradiction de départ en supposant que le mal n’existe pas réellement et il n’est qu’une illusion résultant de l’ignorance de l’homme.

    Parce qu’elle affirme que la volonté divine coiffe la totalité des actes humains, la pensée jabrite excusait de manière arrangeante les exactions commises par les dirigeants omeyyades contre leurs opposants. Anticipant les prévisibles conséquences néfastes générées par un tel crédo, plusieurs savants combattirent le dogme jabrite en s’appuyant sur deux arguments :
– affirmer que l’homme est contraint d’agir selon la volonté divine incite les gens à se laisse aller au fatalisme le plus indolent.

i97– l’exagération dont les jabrites usent pour interpréter les versets concernant les attributs divins représente une terrible menace pour la bonne compréhension des préceptes coraniques.

‘Abdoullâh Ibnou ‘Abbâs (Da) a écrit une lettre aux jabrites du Châm : « Vous osez prêcher la piété aux gens alors que vous êtes la cause de l’égarement des pieux. Vous empêchez les gens d’obéir alors que c’est à cause de vous que les pécheurs sont apparus. Ô vous, les enfants des anciens hypocrites, les souteneurs des transgresseurs et le réservoir des mosquées de pervers (…), vous n’êtes que des prétendants qui Lui avez attribué ouvertement tous vos crimes. »
Quant à Al-Hassan Al-Baçrî (Da), il s’est chargé d’envoyer une missive aux jabrites de Bassora : « Celui qui ne croit pas à la prédestination a fait acte d’apostasie, celui qui attribut la responsabilité de son péché à Dieu a fait acte d’apostasie, on n’obéit pas à Dieu et on ne pèche pas par contrainte, car Il est le Possesseur de ce qu’Il leur a attribué comme biens … Lorsqu’ils veulent obéir, Il ne les en empêche pas, lorsqu’ils désobéissent, Il peut les en empêcher s’Il le veut, s’ils ne le font pas, ce n’est pas parce qu’Il les a obligés. S’Il avait obligé les gens à Lui obéir, Il ne les aurait pas rétribués, et s’Il les avait obligés à désobéir, Il ne les châtierait pas. S’Il les avait délaissés, cela serait une incapacité dans Son pouvoir, mais Il a mis en eux une volonté qu’Il a cachée, et s’ils obéissent, Il les comble par Sa Miséricorde. »

   L’opinion des jabriyyah fit naître de vives réactions et poussa certains à organiser leur réflexion pour contrer cette théorie de la prédestination. Les qadariyyah ont en ce sens mené le combat le plus passionné puisqu’ils allèrent jusqu’à prôner un libre-arbitre à outrance.

La position des qadarites (al-qadariyyah)

   Ce mouvement regroupait des théologiens qui s’opposaient au principe strict de la prédestination. Ils affirmaient que l’homme a un pouvoir sur ses propres actes. À l’inverse des jabriyyah, les adeptes de cette doctrine prétendaient que l’être humain possède une volonté propre, indépendante de celle de Dieu. Certains partisans qadarites niaient même complètement la prédestination comme Ma‘bad Ibnou ‘Abdillâh Al-Jahnî. Compagnon de cercle d’Al-Hassan Al-Baçrî, il commença par nier le côté inhibant du destin sur le libre arbitre humain. Mais le débat prit une telle ampleur qu’il finit par lâcher sa célèbre formule : « Pas de destin, mais tout est lié à la volonté des hommes. » Certains prétendaient qu’il ne fit que répéter les mots d’un chrétien converti à l’Islam. Cette alternative extrémiste se justifiait par les versets coraniques traitant de l’avènement de la vie future, de l’existence du paradis et de l’enfer, des questions de responsabilité légale, des malédictions qui attendent les pécheurs et les injustes qui ont choisi la transgression.

   La doctrine qadarite s’appuie essentiellement sur la dénégation de la destinée et l’assertion exagérée de la volonté de l’homme sur ses actes. Les qadarites pensent que Dieu est ignorant des choses avant qu’elles ne se produisent. Selon eux, Allâh ne connaît ni l’identité de ceux qui vont Lui obéir ni celle des futurs transgresseurs, donc Il ne sait pas non plus qui ira au paradis et qui habitera l’enfer. Ils nient complètement l’omniscience de Dieu et refusent l’idée qu’Il connait le destin de chacune de Ses créatures avant même de créer le ciel et la terre. On rapporte que le Prophète craignait justement ce type d’égarement pour sa communauté : « Je crains trois choses pour ma communauté après moi : l’injustice des gouvernants, la croyance aux astres et la négation de la destinée. »

    At-Tabarânî a rapporté d’après Aboû Oumâma ces explications du Messager : « Les conditions de cette communauté demeureront stables jusqu’à ce que les gens se mettent à discuter des jeunes garçons du paradis et de la destinée. »

i96   Le Prophète les a surnommés « les mazdéens de la communauté », car pour eux, chaque personne crée ses propres actes sans l’aide de Dieu. Il a même interdit leur fréquentation : « Chaque communauté a ses mazdéens et ceux de ma nation sont ceux qui renient la destinée ; ne vous rendez pas à leur chevet quand ils tombent malades et ne participez pas à leurs obsèques quand ils meurent. », (rapporté par Ahmad d’après Ibnou ‘Omar ).

   L’imâm At-Tirmidhî rapporta de ‘Abdoulwâhid Ibnou Salâm que celui-ci rencontra ‘Atâ’ Ibnou Abî Rabâh lors d’un voyage à la Mecque et lui dit :
― Ô Aboû Mouhammad ! les habitants de Bassora disent qu’il n’y a pas de destinée.
― Lis-tu le Coran mon fils ? demanda ‘Atâ’.
― Oui !
― Lis donc sourate Az-Zoukhrouf. »
Ibnou Salâm lut alors les premiers versets : « Ha Mîm. Par le Livre explicite ! Nous en avons fait un Coran arabe afin que vous raisonniez. Il est auprès de Nous dans l’Ecriture-Mère [l’original au ciel] sublime et rempli de sagesse », [s.43 (L’Ornement), v.1-4].
― Sais-tu ce qu’est l’Ecriture-Mère ? le questionna ‘Atâ’. C’est un livre qu’Allâh écrivit avant la création des cieux et de la terre où l’on peut savoir que Pharaon est voué à l’enfer et où on peut lire : « Que périssent les deux mains d’Aboû Lahab et que lui-même périsse. », [s.111 Al-Masad (La Corde), v.1] ».

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   Mais au-delà d’un aspect purement théologique, la pensée qadarite visait également à stigmatiser certains dirigeants omeyyades pour leurs mauvais agissements personnels ou leurs décisions politiques. L’Iraquien Ma‘bad Ibnou Khâlid Al-Jahnî prit la tête de ce mouvement aux côtés du Syrien Ghaylân Ad-Dimachqî. Al-Jahnî a rejoint l’insurrection abbaside de ‘Abderrahmâne Ibnou-l-Ach‘at contre les califes de Damas, mais fut tué par Al-Hajjâj Ibnou Yoûssouf At-Thaqafî. Quant à Ghaylân, il reçut une lettre de ‘Omar Ibnou ‘Abdelazîz et s’est entretenu avec lui :
― «Ô Ghaylân ! on m’a informé que tu es qadarite.
― Ils ont menti, ô Commandant des croyants ! répondit-il.
― Récite alors sourate Yâ-Sîn.
―  » Yâ-Sîn. Par le Coran plein de sagesse ! Tu [Mouhammad] es certes du nombre de messagers, sur un droit chemin. C’est une révélation de la part du Tout-Puissant, du Très-Miséricordieux, pour que tu avertisses un peuple dont les ancêtres n’ont pas été avertis : ils sont donc insouciants. En effet la sentence prononcée contre la plupart d’entre eux s’est déjà réalisée : ils ne croiront donc pas. Nous avons mis à leurs cous des carcans qui leur arrivent jusqu’au menton, les rendant incapables de mouvoir leurs têtes. Et Nous avons mis une barrière devant eux et une barrière derrière eux et Nous les avons recouverts d’un voile au point qu’ils ne peuvent plus rien voir.  » [S.36, v.1-9].
Non, par Allâh ! C’est comme si je ne l’avais jamais récitée avant ce jour, ô Commandant des croyants ! Je témoigne que je me repens du qadarisme.
― Ô Allâh ! pardonne-lui s’il est sincère et fais-en un exemple pour les autres croyants s’il est menteur. »
Ghaylân promit alors au calife qu’il ne propagerait plus ces idées, mais il ne tint pas sa parole après la mort de ‘Omar . Son successeur Yazîd Ibnou ‘Abdelmalik se désintéressait complètement du sort des qadarites, donc Ghaylân reprit ses polémiques sur le sujet. En revanche, lorsque Hichâm Ibnou ‘Abdelmalik prit le pouvoir, il le convoqua et l’invita à débattre avec l’imâm Al-Awzâ’î :
― « Tu avais promis à ‘Omar de ne plus jamais évoquer ce sujet, lui dit Hichâm.
― Pardonnez-moi, je ne le referai plus, répondit Ghaylân.
― Allâh ne me pardonnera pas si je ne te tue pas ; peux-tu réciter sourate Al-Fâtiha ?
― Oui,  » Louange à Dieu, Le Maître de l’Univers, Le Clément, Le Miséricordieux, Le Souverain au Jour du Jugement dernier ! C’est Toi que nous adorons ! C’est Toi dont nous implorons le secours ! » [S.1 (Le Prologue), v.1-4].
― Arrête ! Quel secours Lui as-tu demandé ? Est-ce pour une chose qui Lui appartient et que tu ne peux pas faire ou bien une chose qui t’appartient et que tu veux faire ? »Hichâm finit par le condamner pour son opiniâtreté. Son gouverneur en Iran fit subir le même sort à Al-Ja‘d Ibnou Dirham qui fut égorgé le jour de la fête du sacrifice.

    En définitive, le besoin de résoudre la délicate question du libre-arbitre et de la prédestination en a conduit certains à pousser leur réflexion à l’extrême. Leur profond désir de convaincre leurs semblables du bien-fondé de leurs arguments les a aveuglés, les empêchant ainsi de prendre du recul et d’examiner l’énormité de leurs aberrations. Fort heureusement, ces mouvements ne perdurèrent pas dans le temps. Les qadarites ont néanmoins ouvert la voie aux mou‘tazilisme, un mouvement bien plus large et plus puissant.

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