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   Les kharijites avec les sunnites et les chi‘ites constituaient les trois principales composantes de la communauté musulmane au lendemain de la grande fitna. Le mouvement kharijite vit le jour au cours du premier siècle de l’Hégire (VIIème siècle de l’ère chrétienne),

à l’époque du califat de ‘Alî Ibnou Abî Tâlib . Cette branche minoritaire a presque disparu et ne forme aujourd’hui qu’un pour cent des musulmans.

Naissance du kharijisme

   « Kharijite » vient du verbe arabe « kharaja » qui signifie « sortir de ». Les membres de cette tendance sont des dissidents de l’armée de ‘Alî Ibnou Abî Tâlib durant la bataille de Siffîne qui opposa celui-ci à Mou‘âwiya [cf. article « La grande Fitnah (2) : les combats fratricides »]. Leur prétexte pour quitter ‘Alî est la signature d’un traité avec Mou‘âwiya stipulant l’acceptation de se soumettre à un arbitrage humain pour la gestion de leur litige. Alors qu’ils avaient choisi Aboû Moûssâ Al-Ach‘arî pour négocier avec ‘Amr Ibnou-l-‘Âç , les kharijites critiquèrent ‘Alî en lui scandant à tout bout de champ le verset coranique : « Le jugement ne revient qu’à Dieu […] », s.6 Al-An‘âm (Les Bestiaux), v.57. ‘Alî éradiqua leur rébellion avec ardeur, mais il dut son assassinat à l’un de leurs survivants.

   Ce mouvement a été le plus virulent dans la défense de ses idées, et la pratique de ses adeptes semblait exemplaire : ils aimaient mourir en martyrs.

   La sincérité des kharijites n’était pas à remettre en question, mais leur compréhension de l’Islam laissait à désirer. Cette anecdote illustre parfaitement leur conception erronée de la religion : ‘Abdoullâh Ibnou-l-Khabbâb Ibnou Al-Arath voyageait en compagnie de son épouse enceinte et d’un chrétien. Leur caravane fut arrêtée par les kharijites qui s’adressèrent à ‘Abdoullâh : « Le Coran que tu portes nous ordonne de te tuer ». Ils lui demandèrent ensuite ce qu’il pensait des différents califes. ‘Abdoullâh s’exprima en bien à leur sujet, y compris pour ‘Outhmâne et ‘Alî  ; c’est alors qu’ils l’égorgèrent et poignardèrent son épouse. Ils prêchèrent l’Islam au chrétien qui refusa d’y adhérer. Après concertation, ils décidèrent de l’épargner en se référant au verset coranique : « Si un idolâtre te demande asile, accorde-le-lui afin qu’il puisse entendre la Parole du Seigneur. Puis fais-le parvenir en lieu sûr, car les idolâtres sont des gens qui vivent dans l’ignorance », s.9 At-Tawba (Le Repentir), v.6.

   Avant de se convertir à l’Islam, ceux qui deviendront les kharijites étaient des Arabes vivants à la campagne dans une pauvreté manifeste et des conditions de vie très difficiles ; ce qui a endurci leur tempérament, le prédisposant ainsi aux positionnements extrêmes. Ils avaient toujours envié les Qouraychites pour la richesse que ceux-ci possédaient, et la grande fitnah ne fut que l’opportunité pour eux d’exprimer leur frustration.

   Ayant bien appréhendé leur nature, Zayd Ibnou Abîh (gouverneur de l’Iraq) avait réussi à amadouer un kharijite prénommé Aba-l-Khayr en lui confiant une responsabilité pour un salaire mensuel de 4000 dirhams et une prime annuelle de 100 000 dirhams. Cet homme disait depuis : « Je n’ai jamais trouvé mieux que de me soumettre à l’émir pour ressentir la chaleur du groupe. » Mais à la suite d’un différend qui les opposa, Zayd l’emprisonna jusqu’à la fin de ses jours.

   Cette situation est à rapprocher des violences actuelles généralisées dans le monde : la précarité, l’injustice sociale, l’exclusion sous toutes ses formes sont le terreau idéal pour l’émergence des extrémismes.

L’idéologie kharijite      

    Pour les kharijites, l’imâm devait être élu pour ses qualités morales et spirituelles sans préférence d’origine. Ils rejetaient la prépondérance qouraychite pour rendre plus facile sa mise à l’écart s’il faisait preuve d’injustice. Ils avaient pour principe de désapprouver ‘Outhmâne Ibnou ‘Affâne, ‘Alî Ibnou Abî Tâlib, Talha et Az-Zoubayr, ainsi que tous les dirigeants omeyyades. Le calife ‘Omar Ibnou ‘Abdel‘azîz a débattu avec eux mais ils le renièrent puisqu’il refusait de critiquer les dirigeants qui l’ont précédé. Certains d’entre eux ne voyaient même pas la nécessité d’avoir un calife ou un gouverneur, mais la majorité kharijite finit par prêter allégeance à ‘Abdoullâh Ibnou Wahb Ar-Râssibî.

   Les kharijites jugeaient les musulmans modérés comme des hypocrites, voire des mécréants qu’ils s’autorisaient à tuer sans impunité. Celui qui commettait un péché était directement taxé de mécréant. Le grand pécheur était considéré comme un apostat qui s’éternisera en enfer : d’où leur critique démesurée à l’encontre de ‘Alî qu’ils ne voyaient plus comme musulman suite au grand péché qu’il a commis selon eux en signant le pacte avec Mou‘âwiya .

   À l’époque omeyyade, c’est Al-Mouhallab Ibnou Abî Soufra qui combattit les kharijites. Il prenait plaisir à comploter contre eux, provoquant la divergence dans le but de les affaiblir. Les kharijites (al-azâriqa) avaient un forgeron qui leur façonnait des flèches empoisonnées pour combattre les hommes d’Al-Mouhallab. Celui-ci, rusé, écrivit un message à l’adresse de l’artisan ; il le fit déposer à proximité même du camp de l’armée kharijite avec une somme de 1000 dirhams. Le message disait : « Nous avons bien reçu tes flèches et nous vous en demandons encore plus. Tu trouveras ci-joint la somme de 1000 dirhams conformément à notre accord » ; il tomba entre les mains du chef kharijite Qotrâ Ibnou-l-Foujâ‘a qui s’empressa de tuer le forgeron, semant par cette décision une grande discorde au sein du camp.

    Moyennant finance généreuse, Al-Mouhallab envoya ensuite un chrétien se prosterner sans interruption devant Qotrâ. Lorsque les kharijites découvrirent la scène, ils sermonnèrent leur chef en lui rappelant ce verset : « Vous serez ainsi que ce que vous adorez en dehors d’Allâh le combustible de jahannam. » Qotrâ clama son innocence et répliqua que son cas était semblable à celui de Jésus que les hommes ont divinisé ; c’est alors qu’un homme exécuta le chrétien. Qotrâ le lui reprocha, ce qui déplut fortement aux autres et créa ainsi une grande dissension.

   Même si les kharijites étaient connus parmi les musulmans comme des bandits et des assassins, ils développèrent certains idéaux de justice et de piété. Ils connaissaient bien les sciences du Coran et du hadîth, et s’exprimaient avec éloquence tout en usant d’un fort pouvoir de persuasion.

   L’un d’eux fut présenté à ‘Abdelmalik Ibnou Marwân pour être jugé des exactions qu’il avait commises. Après avoir entendu l’accusé, voici le ressenti du roi : « J’avais l’impression que le paradis était exclusivement pour eux et que c’était à leurs côtés qu’il fallait lutter et non contre eux. » Pendant leur discussion, un enfant de ‘Abdelmalik entra en pleurant. Voyant que le père cherchait à calmer son fils, le kharijite lui dit : « Laisse-le pleurer, c’est bon pour ses muscles masticateurs, son cerveau, sa voix et cela lui facilitera les pleurs lorsqu’il se concentrera dans une adoration. » À cela ‘Abdelmalik rétorqua : « De quoi te mêles-tu alors que tu risques la prison ? » Le kharijite répondit : « Rien ne doit empêcher le croyant de dire la vérité. » Ne pouvant en entendre davantage, ‘Abdelmalik ordonna son emprisonnement de peur qu’il n’égare les gens avec ses belles paroles.

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Quelques groupes de kharijites

1- Les azraqites (al-azâriqa)

   Ce groupe dut son nom à Nâfi’ Ibnou-l-Azraq. Il était le plus extrémiste mais aussi le plus fort et le plus important en nombre. Ses adeptes considéraient comme grands pécheurs ceux qui ne combattaient pas tout pouvoir injuste. La « taqiyya » (la dissimulation de la foi) était complètement interdite. Ils ne reconnaissent pas la lapidation de ceux qui commettaient l’adultère et estimaient qu’on ne fouettait que ceux qui accusaient une femme de fornication sans apporter quatre témoins, pas ceux qui aurait accusé un homme, et cela en se basant sur le verset suivant : « Et ceux qui lancent des accusations contre les femmes chastes sans produire par la suite quatre témoins, fouettez-les de quatre-vingts coups de fouet, et n’acceptez plus jamais leur témoignage car ceux-là sont les pervers. », s.24 An-Noûr (La Lumière), v.4.

   Ils pensaient également que les prophètes pouvaient commettre des petits et des grands péchés car le Coran dit : « En vérité, Nous t’avons accordé une victoire éclatante, afin qu’Allâh te pardonne tes fautes passées et futures, parachève sur toi Sa grâce et te dirige dans la voie droite. », s.48 Al-Fath (La Victoire), v.1-2.

   Certaines de leurs pratiques leur valaient le qualificatif de terroristes fanatiques : d’abord l’« imtihâne » (examen probatoire), qui exigeait de tout nouveau kharijite d’égorger un prisonnier. Puis l’« isti‘râd » (meurtre religieux) qui les autorisait à tuer ceux qui divergeaient avec eux, ainsi que leurs épouses et leurs enfants ; ils s’attaquaient, de fait, aux autres musulmans en toute impunité.

   La guerre que ses adeptes menèrent contre Abdoullâh Ibnou Az-Zoubayr et contre les omeyyades dura dix-neuf ans. Ils perdirent leur guide au cours d’une bataille, mais c’est grâce aux ruses d’Al-Mouhallab Ibnou Abî Soufra qu’ils finirent par disparaître.

2 – An-najdât

    C’est en réaction à l’extrémisme azraqite que naquit la branche des najdât, fondée par Najda Ibnou ‘Ouwaymir. Pour ces azraqites « modérés », la nomination d’un gouverneur n’était pas une obligation religieuse tant que les musulmans pouvaient s’organiser entre eux. Ceux qui ne partageaient pas leurs opinions n’étaient plus des polythéistes, mais de simples lâches. Ils considéraient comme licite le fait d’assassiner les gens d’ahl adh-dhimma — les gens du Livre qui jouissent de la protection de l’Etat islamique en contrepartie du paiement d’une capitation (al-jizya) —, et utilisaient le principe de « taqiyya » (dissimulation de la foi) sans condition.

    Ils conquirent Bahrein en 685 de l’ère chrétienne et une partie du Yémen. Mais des dissensions apparurent avant leur envahissement du Hijâz. Les najdât ont contredit leur émir Najda à plusieurs reprises :

– lorsqu’il a pardonné à des grands pécheurs parmi les siens en disant que Dieu peut leur pardonner ; et au cas où Il les juge, Il les punira ailleurs qu’en enfer, puis les fera entrer au paradis ;

– lorsqu’il privilégia l’armée de terre par rapport à l’armée navale.C’est ainsi qu’ils se divisèrent en trois groupes, dont l’un exécuta Najda. Mais ces trois groupes ont disparu, surtout à l’époque de ‘Abdelmalik Ibnou Marwân.

3 – Al-ajârida

Ces kharijites étaient proches des najdât car ils avaient suivi ‘Abdelkarîm Ibnou ‘Ajrad, lui-même partisan de ‘Atiyya Ibnou-l-Aswad qui s’était révolté contre Najda Ibnou ‘Ouwaymir. Cette tendance kharijite, composée de plusieurs groupuscules, ne combattait pas ceux qui ne les attaquaient pas. En revanche, ses adeptes autorisaient le mariage d’un homme avec ses petites-filles et ses nièces. Les branches des chou‘aybiyya et des maymouniyya étaient considérées comme incrédules puisqu’ils prétendaient que sourate Yoûssouf ne faisait pas réellement partie du Coran : le verset qui laisse supposer, selon eux, que Yoûssouf était tenté par la femme de son maître ne peut pas être une Parole de Dieu. Or, ce verset a été interprété différemment par les exégètes du Saint Coran.

4 – Les sufrites (as-safriyya)

L’instigateur de ce mouvement s’appellait Ziyâd Ibnou-l-Asfar. Cette branche apparut dans un contexte hostile au kharijisme, et les sufrites ne combattaient que le gouverneur et son armée, pas les autres musulmans. Ils ne taxaient d’incrédules que ceux sur qui leur gouverneur appliquait la sentence.

5 – Les ibadites (al-ibâdiyya)

    Ce groupe doit son nom à ‘Abdoullâh Ibnou Ibâd. Il était le plus modéré et le plus proche d’ahl as-sounna. Ces kharijites se basent sur une jurisprudence acceptable, c’est pourquoi ils ont perduré. L’Egypte s’est même inspirée des avis de leurs jurisconsultes dans le domaine de l’héritage. Ils vivent aujourd’hui à Oman et dans le désert algérien du Mzab (les Mozabites).

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Oasis mozabite

    Ceux qui divergent avec eux ne sont ni des incrédules, ni des croyants : ils les appellent « kouffarou-n-ni‘ma » (incrédules dans la reconnaissance), et non « kouffarou-l-‘aqîda » (incrédules dans la croyance). En cas de guerre, ils ne prennent comme butin des musulmans qu’ils combattent que les armes et les chevaux mais pas l’or ni l’argent. Ils acceptent le témoignage des autres musulmans, permettent le mariage avec eux et accèdent également à leur héritage.

    D’ailleurs, ils refusent l’appellation de « kharijite », le dogme ibadite étant pour eux l’orthodoxie originelle du Prophète et des compagnons.

    Les kharijites ont presque tous disparu de nos jours. Ont subsisté certains ibadites dans le sultanat d’Oman (la doctrine ibadite est celle de la famille royale), où ils constituent 75% des 2 millions d’habitants ; dans la vallée du Mzab en Algérie et sur l’île de Djerba (Tunisie). Ils doivent leur survivance à leur modération, alors que les autres branches furent combattues pour leur extrémisme sanguinaire envers les autres musulmans. Malgré leur désir de justice et d’équité, les kharijites n’ont fait que répandre terreur et banditisme au sein de la Oumma, négligeant les principes de base de respect et d’ouverture dont avait fait preuve le Prophète .

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