L’imâm At-Tirmidhî (que Dieu lui accorde Sa miséricorde)
Durant le règne abbasside, la philosophie grecque se répandait rapidement au sein du monde musulman. Partisan de la doctrine mou’tazilite, dès son accès au pouvoir, Al-Ma’moûn fils de Hâroûn Ar-Rachîd proclama l’I’tizâl dogme d’Etat.
Celui qui s’opposait à cette école de pensée était déclaré dissident. En spéculant excessivement sur des sujets équivoques se rapportant à la foi musulmane, beaucoup de musulmans ont dévié de la voie de Dieu et de Son Messager. De nombreux savants ont alors pris les devants pour défendre la charî’ah (législation islamique), mais les ahâdith forgés par des adeptes malveillants désirant le triomphe de leurs écoles de pensée devenaient monnaie courante. Finalement, l’entreprise de regrouper les ahâdith du Prophète , instiguée au premier siècle par le calife ‘Omar Ibnou ‘Abdil’azîz , vit réellement le jour avec les travaux minutieux de six éminents érudits. Parmi eux se trouvait l’imâm At-Tirmidhî.
Son enfance
Aboû `Îssâ Mouhammad Ibnou `Îssâ Ibnou Sawrah Ibnou Moûssâ Ibnou Ad-Dahhâk As-Soulamî At-Tirmidhî vit le jour en l’an 209 H (824 ap. JC) dans un petit village rattaché à Tirmidh, ville historique au Sud-Est de l’Ouzbékistan. Il grandit dans un environnement marqué par la science, et très vite, se consacra à l’étude des sciences islamiques. Il commença par s’instruire auprès des savants de sa contrée pour ensuite décider de partir à la quête du savoir vers l’âge de vingt ans.
Son savoir
L’imâm At-Tirmidhî se rendit d’abord dans le Khorasân, où il étudia auprès des cheikhs Ishâq Ibnou Râhwayh et Mouhammad Ibnou `Amr As-Sawwâq Al-Balkhî.
Ses voyages initiatiques le menèrent aussi à Bassora, Koûfâ, Rayy et dans le Hijâz. At-Tirmidhî montrait beaucoup de détermination et ne manquait aucune occasion d’enrichir son savoir. C’est en Iraq qu’il entra en contact avec les grands hâfidhs du hadîth, notamment l’illustre imâm Al-Boukhârî qui tint une place très importante dans le cursus d’At-Tirmidhî. Celui-ci l’accompagna des années durant, puisant de lui la jurisprudence islamique et les sciences du hadîth. Leurs innombrables discussions permirent à At-Tirmidhî d’acquérir une bonne compréhension des opinions juridiques, comme en atteste son ouvrage « Al-Jâmi’ ». Dans « Wafayyât Al-A’yâne », Ibnou Khallikâne précisait : « [At-Tirmidhî] est l’élève d’Aboû ‘Abdoullâh Mouhammad Ibnou Ismâ’îl Al-Boukhârî. Il eut certains cheikhs en commun avec lui, comme Qoutaybah Ibnou Sa’îd […] » ; il étudia auprès des professeurs de ses propres maîtres tels Mouhammad Ibnou ‘Amr As-Sawwâq, Ismâ’îl Ibnou Moûssâ Al-Fazzârî, Sa’îd Ibnou ‘Abd Ar-Rahmân, Mouhammad Ibnou Bachchâr, ‘Alî Ibnou Hajar, Ahmad Ibnou Manî’, ‘Abd Al-Jabbâr Ibnou-l-‘Alâ’, Aboû Kourayb, Mouhammad Ibnou-l-Mouthannâ et bien d’autres. Se distinguant par son intelligence et son savoir, il transmit même certains de ses enseignements à Al-Boukhârî. Il appartenait également à la liste de disciples des imâms Mouslim et Aboû Dâwoûd As-Sijistânî.
At-Tirmidhî eut lui-même beaucoup d’élèves dont : Aboû-l-‘Abbâs Mouhammad Ibnou Ahmad Mahboûb, Aboû Bakr Ahmad Ibnou Ismâ’îl As-Samarqandî, Aboû Hamîd Ahmad Ibnou ‘Abdoullâh Ibnou Dâwoûd Al-Mâroûzî, Hammâd Ibnou Châkir Al-Warrâq, Makhoûl Ibnou-l-Fadl An-Nasafî, Al-Haytham Ibnou Koulayb, etc.
Sa personne
Le jeune homme était doté d’une mémoire extraordinaire. Lors de son voyage vers la Mecque, il rencontra un savant de qui il avait déjà copié deux chapitres d’ahâdith. Pensant qu’il était en possession de son carnet, il demanda à l’érudit s’il pouvait lui lire ce qu’il avait écrit afin de corriger d’éventuelles erreurs de prise de notes. Lorsqu’il se rendit compte qu’il ne l’avait pas, il prit une feuille blanche et récita de tête les deux chapitres sans se tromper.
L’imâm At-Tirmidhî était renommé pour sa piété, son ascétisme et sa rectitude. Ibnou Hibbân reconnaissait sa droiture lorsqu’il disait : « C’est un homme de confiance, à l’unanimité, célèbre pour sa loyauté et son savoir. » Il consacra sa vie entière à la quête de la science et à l’enseignement. Il visait ainsi l’agrément d’Allâh , se remémorant sans cesse l’au-delà. La crainte de son Seigneur l’amenait à pleurer considérablement, au point qu’il en perdit la vue dans la dernière partie de sa vie. Un jour qu’il voyageait, il baissa la tête à un certain endroit, étonnant ses compagnons de route qui s’enquirent de la raison d’un tel geste. Il leur demanda alors : « N’y a-t-il pas un arbre dont les branches sont disposées de telle manière qu’elles blessent ceux qui passent devant ? » La réponse négative qu’ils lui donnèrent le stupéfia car il se souvenait très bien de la présence de ce végétal à cet endroit avant de devenir aveugle ; il s’inquiéta par conséquent de l’état de sa mémoire. At-Tirmidhî fit alors stopper la caravane afin que ses amis se renseignassent auprès des habitants sur l’existence passée de l’arbre et dit : « S’il est formellement établi que nul arbre existât en cet endroit auparavant, alors je ne rapporterai plus les ahâdith du Prophète étant donné la faiblesse de ma mémoire. » Les recherches confirmèrent la présence de l’arbre qui, parce qu’il entravait le chemin des voyageurs, fut déraciné. Cette anecdote témoigne également de son scrupule vis-à-vis des nobles paroles prophétiques.
Ses œuvres
At-Tirmidhî a consigné par écrit la majeure partie de son savoir :
– « Kitâbou-l-‘ilal » ;
– « Al-‘ilal » qui prend place à la fin d’« Al-Jâmi’ », détaillant ainsi sa méthodologie, développant certains sujets concernant les rapporteurs, exposant la classification des narrateurs selon les savants, etc.
– « Az-Zouhd » ;
– « At-Târîkh » ;
– « Asmâ’ as-Sahâbah » ;
– « Al-Asma’ wa-l-Kouniyâ » ;
– « Kitâb fi-l-âthâr al-mawqoûfah » ;
– «Kitâbou-l-Jarh wa-t-ta’dîl» ;
– « Chamâ’il Tirmidhî » : At-Tirmidhî y a rassemblé les traditions relatives aux qualités physiques et morales du Prophète . Loin de l’hagiographie, cet ouvrage offre plutôt une description précise et fidèle du meilleur des hommes.
– « Al-Jâmi’ », l’ouvrage qui propulsa At-Tirmidhî au rang des grands traditionnistes du hadîth…
Al-Jâmi’
« Al-Jâmi’ » traite de divers thèmes juridiques. Il se compose de plusieurs ahâdîth authentiques, d’autres moins, mais tous pourvus de leur degré d’authenticité (3956 ahâdith en tout). At-Tirmidhî dit à propos de son œuvre : « J’ai présenté mon travail aux savants du Hijâz, d’Iraq et du Khorasân, tous le lurent et l’apprécièrent. Celui qui possède ce livre chez lui, c’est comme si le Prophète s’exprimait lui-même. » Figurent également dans l’ouvrage les avis des compagnons, ainsi que les opinions des successeurs et des juristes des quatre coins du monde musulman. Certains savants donnèrent une autre appellation à cet écrit comme « Al-Jâmi’ Al-Kabîr » ou « Sounan At-Tirmidhî » ; Al-Hakîm le nomma « Al-Jâmi’ As-Sahîh » tandis qu’Al-Khatîb Al-Baghdâdî l’intitula « As-Sahîh ». Malgré de telles dénominations, As-Souyoûtî souligne que ce recueil n’atteint pas le degré d’authenticité des Sahîhs d’Al-Boukhârî et de Mouslim, l’objectif d’At-Tirmidhî étant plutôt de regrouper les ahâdîth pris en compte par les juristes, selon leur degré d’authenticité.
Quelques remarques permettent de mieux comprendre la nature d’« Al-Jâmi’ » :
– seuls 83 ahâdith sur les 3956 y sont répétés ;
– seule la partie du hadîth qui correspondait au chapitre est mentionnée et le reste est volontairement omis par At-Tirmidhî ;
– le degré d’authenticité est mentionné après chaque hadîth ;
– les noms et les kouniya de chaque narrateur sont précisés par l’auteur ;
– ce recueil compte un hadîth « thoulâthî », autrement dit, seulement trois rapporteurs séparaient At-Tirmidhî du Prophète dans la chaîne de transmission ;
– chaque hadîth mentionné est « ma’moûl bihi », il est utilisé comme preuve par les jurisconsultes ;
– les différents madhâhib (écoles juridiques) y sont explicités, preuves à l’appui ;
– tout hadîth ambigu y est éclairci ;
– l’agencement des chapitres est tel que rechercher un hadîth y est aisé ;
– aucun hadîth forgé ne s’y trouve.
La particularité d’« Al-Jâmi’ » réside dans le souci de l’auteur à retranscrire son appréciation sur le degré d’authenticité de chaque hadîth. D’aucuns ont jugé ses critiques quelque peu complaisantes, mais cela n’empêcha pas plusieurs savants de développer des abrégés ou des commentaires de cet opus :
– « ‘Âridat Al-Ahwadhî » du hâfidh Aboû Bakr Mouhammad Ibnou ‘Abdillâh Al-Ichbîlî (mort en 543 H), juriste malikite de renom, connu plutôt sous le nom d’Ibnou Al-‘Arabî Al-Ma’âfirî (à ne pas confondre avec Mouhyi-dîne Ibnou ‘Arabî) : il traite de la critique des rapporteurs, de la grammaire, du crédo et des prescriptions juridiques, en l’occurrence malikites.
– Le commentaire du juriste chafi’ite al-hâfidh Aboû-l-Fath Mouhammad Ibnou Mouhammad Ibnou Sayyid An-Nâs Al-Ya’mourî (mort en 734 H). A son travail manquait l’explication du dernier tiers d’« Al-Jâmi’ », qui fut parachevée par cheikh Zaynou-d-Dîn ‘Abderrahîm Al-‘Irâqî (mort en 806 H).
– « Qoût Al-Moughtadhî ‘alâ Jâmi’ At-Tirmidhî » du cheikh Al-Islâm Jalâlou-d-Dîn As-Souyoutî, grand juriste issu de l’école chafi’ite, qui s’arrêta sur la grandeur du travail d’At-Tirmidhî et s’étendit sur la terminologie dans sa préface.
– Le commentaire de cheikh Aboû Al-Hassan ‘Abdoul-Hâdî As-Sindî (mort en 1138 H).
« Al-Jâmi’ » fut transmis par six savants :
– Aboû-l-‘Abbâss Mouhammad Ibnou Ahmad Ibnou Mahboûb ;
– Aboû Sa’îd Al-Haytham Ibnou Koulayb Ach-Châch ;
– Aboû Dharr Mouhammad Ibnou Ibrâhîm ;
– Aboû Mouhammad Al-Hassan Ibnou Ibrâhîm Al-Qattân ;
– Aboû Hâmid Ahmad Ibnou ‘Abdillâh At-Tâjir ;
– Aboû-l-Hassan Al-Wâzirî. Quelques unes de ces voies de transmission n’ont pas perduré dans le temps, celle d’Ibnou Mahboûb subsista et les ahâdith d’« Al-Jâmi’ » sont encore rapportés par des doctes contemporains avec une chaîne de transmission ininterrompue.
Sa fin
C’est en l’année 279 H, à Tirmidh, que l’imâm At-Tirmidhî quitta cette existence éphémère pour la vie éternelle de l’au-delà. Le hâfidh Al-Mizzî disait de lui : « C’est l’un des imâms les plus distingués, Dieu en a fait bénéficier les musulmans. » Qu’Allâh illumine son lieu de repos. La grandeur de ses sacrifices et l’ampleur de son travail ont permis le legs d’un savoir de haute importance aux musulmans qui lui en seront à jamais reconnaissants.