(4) Aboû Hanîfa An-Nou’mâne : Ses positions politiques
Au cours de son existence, l’illustre imâm va vivre cinquante-deux ans sous la dynastie des Omayyades et dix-huit ans sous celle des ‘Abbasides. Occupant une place éminente sur la scène religieuse, le respectable docte ne peut échapper à l’influence de la politique et des faits historiques de ces deux périodes. Homme de savoir, de principes, de droiture et de courage
Aboû Hanîfa An-Nou’mâne (Da) est inflexible dans ses prises de position lorsqu’à son sens la justice est bafouée. Quel est alors le contexte politique de son époque, et quels sont les choix et postures intellectuelles du célèbre savant ?
Très jeune, Aboû Hanîfa An-Nou’mâne (Da) entend déjà parler des frasques du gouverneur de l’Iraq, Al-Hajjâj Ibnou Yoûssouf, qui réprime dans le sang toute opposition au pouvoir omayyade. Les années passent, et la tyrannie se confirme. Parmi les victimes des brimades du despote figurent en tête les partisans des « Ahlou-l-bayt », c’est-à-dire ceux qui soutiennent les « Gens de la maison du Prophète » — il faut y comprendre ses descendants.
Les historiens affirment l’existence d’une aide morale et matérielle de la part du célèbre érudit pour la cause alide.
Depuis toujours, Aboû Hanîfa An-Nou’mâne (Da) considère l’autorité en place comme illégitime du point de vue religieux et historique. A cette époque, la cause des partisans de la descendance de ‘Alî Ibnou Abî Tâlib n’est qu’une revendication politique légitime contre l’usurpation du pouvoir par les Omayyades et sa transformation en une monarchie héréditaire ; elle n’est pas encore devenue le mouvement politico-religieux chi’ite actuel. Tout naturellement, le docte appuie les requêtes politiques des descendants du Prophète, mais ne participe pas ouvertement à leurs côtés dans les combats armés. Il agirait sûrement autrement s’il n’avait en sa possession des dépôts confiés par ses concitoyens et si selon lui l’issue devait être favorable aux justes et qu’elle devait être bénéfique à la communauté. Craignant sans doute une discorde grandissante pour cette dernière, et parce que les forces en présence sont inégales à la défaveur des opprimés, regrettant de ne pouvoir faire mieux, il se résout à envoyer dix mille dirhams et une demande d’excuse à Zayd Ibnou ‘Alî Zayn Al-‘Abidîne (Da) qu’il considère comme un vrai imâm : en 121 H, le noble descendant du Prophète sort affronter le calife Hichâme Ibnou ‘Abd-Al-Malik. Il trouve la mort en 132 H, mais son fils Yahyâ (Da) se rebelle au Khourâsân et plus tard son petit fils ‘Abdoullâh (Da) reprend le flambeau de la lutte au Yémen contre les leaders omayyades. Derechef, les nobles et les justes rencontrent la mort (Yahyâ (Da) en 135 H).
Aboû Hanîfa An-Nou’mâne (Da) n’est pas un partisan aveugle des alides au point de verser dans l’extrémisme pro-chiite et de vouer une haine implacable à la dynastie omayyade. Tandis que Koûfa est presque en totalité acquise aux thèses chiites, l’érudit est une des rares personnes à prononcer, après avoir nommé ‘Outhmâne Ibnou ‘Affâne (Da), la fameuse formule « Qu’Allâh lui accorde Sa miséricorde ! » Les chiites pensent, en effet, à tort, que l’illustre Compagnon et gendre du Prophète est à l’origine de l’instauration de la dynastie omayyade, branche dont il est issu.
Alors que la révolte prend de l’ampleur, le gouverneur de Koûfa rassemble les jurisconsultes les plus en vue — Ibnou Chabrama, ‘Abd-Ar-Rahmâne Ibnou Abî Laylâ, Dâwoûd Ibnou Abî Hind, et bien sûr Aboû Hanîfa An-Nou’mâne (que Dieu les agrée tous) —, afin de leur confier des fonctions gouvernementales. Aboû Hanîfa (Da) a la charge d’apposer le sceau de la magistrature sur les décisions du gouverneur. Très clairement dit, l’autorité omayyade cherche à se rallier les savants pour cautionner ses agissements contestables. Aboû Hanîfa (Da) décline l’offre alléchante et s’attire les remarques de ses pairs qui justifient leur soumission par l’existence d’une forte contrainte. Ce à quoi le docte leur répond : « S’il me demande de lui refaire les portes de la mosquée de Wâsit, je ne le ferai pas ! Et comment en sera-t-il alors qu’il veut que je signe des autorisations pour tuer les gens ? Par Allâh, jamais je n’accepterai cette responsabilité ! » ‘Abd-Ar-Rahmâne Ibnou Abî Laylâ (Da) dit alors : « Laissez votre compagnon, car c’est lui qui dit vrai, et les autres ont tort. »
Les foudres du gouverneur Ibnou Houbayra s’abattent dès lors sur le savant : celui-ci est arrêté sans ménagement, emprisonné comme un malfrat et frappé cruellement durant plusieurs jours. La crainte d’entraîner le décès d’Aboû Hanîfa (Da) stoppe la torture et donne lieu à l’octroi d’un délai de réflexion au docte pour revenir sur ses positions. Aboû Hanîfa (Da) obtient sa libération sous le prétexte qu’il doit se concerter avec ses confrères religieux, mais en réalité l’érudit fuit vers la Mecque où il trouve refuge jusqu’à l’avènement du calife ‘abbaside Aboû Ja’far Al-Mansoûr.
Dans leur propagande contre les Omayyades, les ‘Abbasides — Hâchémites et descendants de l’oncle du Prophète — justifient leur farouche opposition armée par leur volonté d’éradiquer la tyrannie, les persécutions et leur désir de rétablir l’honorabilité des membres de la famille du Prophète. Aboû Hanîfa (Da) se laisse convaincre par ces honorables déclarations, et dès l’accès au pouvoir des ‘Abbasides, il leur prête allégeance, suivi en cela par tous les ‘oulamas de Koûfa. Al-Mansoûr estime beaucoup Aboû Hanîfa (Da) et se le rapproche en le couvrant de cadeaux que le docte refuse avec courtoisie et diplomatie.
Les lendemains ne sont pas aussi enchanteurs que le font miroiter les nouveaux maîtres du pays. En s’asseyant sur le trône de leurs rivaux, ils ont également attrapé leurs maladies et leurs travers : soif de puissance, absolutisme ; pis, ils adoptent volontiers le maintien des exactions despotiques et les injustices à l’encontre des alides, provoquant l’indignation des sommités religieuses.
Aboû Hanîfa (Da) manifeste son hostilité à l’égard du califat d’Aboû Ja’far Al-Mansoûr dès lors que ce dernier lance une répression contre la révolte des descendants du Prophète, Mouhammad Ibnou ‘Abdillâh Ibnou Hassan (Da), surnommé An-Nafs Az-Zakiya (Da) (en 145 H), et Ibrâhîm (Da).
Dans ses prêches, l’imâm appelle ses contemporains et les partisans d’Al-Mansoûr à se soulever contre la tyrannie, à prêter allégeance au descendant du Prophète. Pour sa part, l’imâm Mâlik (Da), à Médine, autorise dans une fatwa cette subordination.
Aboû Hanîfa (Da) parvient à convaincre Al-Hassan Ibnou Qahtaba, un des officiers du calife, à se repentir et d’apporter la preuve de sa contrition en désobéissant à l’ordre du souverain de réprimer la révolte, quitte à encourir la condamnation à mort. Al-Hassan Ibnou Qahtaba refuse de combattre Ibrâhîm (Da).
Face à l’ire d’Al-Mansoûr, le frère de l’officier, Hamîd Al- Qahtaba prétexte la confusion mentale de Hassan, et propose de se charger de la besogne à sa place.
Bagdad de nos jours : destruction de la statue d’Al-Mansoûr.
Le calife apprend lors de cet épisode l’attachement de Al-Hassan Ibnou Qahtaba à Aboû Hanîfa (Da). Il teste alors le degré d’allégeance du docte à son autorité en lui confiant le poste de Grand Qâdi (Juge) de Bagdad. L’imâm repousse catégoriquement l’offre. Le calife insiste pour l’acceptation de n’importe quelle autre fonction, mais de nouveau, il essuie un refus. Face à l’intransigeance du savant, les soupçons de partisannerie en faveur des alides se renforcent, Al-Mansoûr jure de harceler l’érudit jusqu’à ce qu’il se soumette à sa volonté. Pour éloigner de lui les maux du pouvoir et afin que le monarque se délie de son serment, Aboû Hanîfa (Da) finit par gérer Médine et superviser la construction de son mur jusqu’à la fin des travaux.
La franchise de l’imâm est proverbiale : il n’épargne pas la vérité au calife, qui sait à quoi s’en tenir avec lui. L’anecdote suivante éclaire indiscutablement le lecteur sur la personnalité courageuse d’Aboû Hanîfa (Da) : les gens de Mossoul s’insurgent contre Al-Mansoûr, alors même qu’ils ont prêté serment de s’en abstenir. Contrevenir à ce pacte, c’est risquer de voir leur sang devenir licite pour le monarque. Celui-ci ne se prive pas de le rappeler aux jurisconsultes qu’il réunit à cette occasion :
« N’est-ce pas que le Prophète a dit : « Les croyants sont tenus par le respect de leurs engagements » ? Or, les habitants de Mossoul m’ont donné l’engagement de ne pas se révolter contre moi, et voilà qu’ils se révoltent contre mon gouverneur ! Leur sang devient donc licite pour moi !
— Tu as une emprise sur eux, et ta parole à leur sujet est acceptée. Si tu leur pardonnes, tu es digne de pardonner, et si tu les châties, ce sera pour ce qu’ils méritent, dit un homme présent.
— Et toi, que penses-tu, ô cheikh ? N’est-ce pas que nous sommes dans le califat d’une prophétie et dans une demeure de sécurité ? demande-t-il à Aboû Hanîfa (Da).
— Ils se sont engagés devant toi pour ce qu’ils ne possèdent pas et tu leur as imposé ce que tu ne possèdes pas, car le sang d’un musulman n’est permis que dans trois cas particuliers. Aussi, si tu les châties, tu les auras châtiés avec ce qu’Allâh n’a pas permis. Or, Allâh est plus en droit que tu tiennes tes engagements avec Lui ! rétorque le docte.
Le calife se sépare des autres religieux et ajoute à Aboû Hanîfa (Da) :
— La vérité est ce que tu viens de dire. Retourne vers ton pays et ne prononce pas de fatâwâ qui seraient contraires à la volonté de ton imâm [chef politique], car tu risque d’encourager les kharidjites. »
Une fois, Al-Mansoûr veut tester la fidélité d’Aboû Hanîfa (Da) : il lui envoie 10 000 dirhams et une esclave. L’érudit les refuse. Le vizir d’Al-Mansoûr qui était un homme noble dit à Aboû Hanîfa (Da) : « Je te dis, par Allâh, l’émir des croyants cherche à t’éprouver. Si tu n’acceptes pas, tu confirmeras ses suspicions à ton égard. Pour ce qui est de l’argent, distribue-le en tant qu’aumône. Pour ce qui est de l’esclave, accepte-la ou donne une excuse afin que je puisse te défendre auprès de l’émir des croyants. » Aboû Hanîfa répond : « Je suis vieux et trop faible pour les femmes. Je ne trouve pas cela légal d’accepter une esclave avec laquelle je ne peux avoir de relations et je n’oserai pas vendre une esclave offerte par l’émir des croyants. »
Il est notoire qu’Aboû Hanîfa (Da) ne se retient pas de se prononcer lorsqu’un qâdî commet une erreur de jugement : cela lui attire l’inimitié de plusieurs savants, y compris celle d’Ibnou Abî Laylâ.
L’anecdote suivante illustre bien le conflit larvé : une femme a insulté un homme en lui disant « Fils des deux fornicateurs ! », et Ibnou Abî Laylâ lui applique subséquemment un double châtiment dans la mosquée.
Aboû Hanîfa entend parler de cette affaire et déclare : « Il [le qâdi] a commis six erreurs à son sujet [la femme]. Il a appliqué le châtiment dans la mosquée, et les peines ne sont pas appliquées dans la mosquée ; il l’a fouetté lorsqu’elle était debout alors que les femmes sont fouettées assises ; il a prescrit un châtiment pour le père et pour la mère, mais si un homme avait insulté un groupe, il n’aurait eu qu’une seule punition ; il a combiné deux peines alors qu’elles ne peuvent être combinées ; une démente n’est pas assujettie aux sanctions légales ; enfin, le droit de punir revenait aux parents insultés qui étaient absents et qui n’avaient pu déposer de réclamation. »
Après avoir pris connaissance de ces paroles, Ibnou Abî Laylâ part se plaindre auprès de l’émir des croyants : celui-ci interdit à Aboû Hanîfa d’émettre des fatâwâ. Or après quelques jours, un message des autorités soumet certaines questions à Aboû Hanîfa (Da) et attend des réponses de sa part. Celui-ci refuse et dit : « Cela m’a été interdit. » Et l’émir des croyants est obligé d’autoriser Aboû Hanîfa (Da) à émettre à nouveau des fatâwâ.
Al-Mansoûr insiste pour qu’Aboû Hanîfa devienne soit qâdî de Baghdâd, soit qâdî de l’Etat. L’acceptation du savant dénotera ainsi sa sincérité et son obéissance absolue à Al-Mansoûr ; son refus donnera à Al-Mansoûr l’alibi pour attaquer le docte publiquement sans nuire à sa réputation religieuse.
Aboû Hanîfa répond à Al-Mansoûr : « Crains Allâh et ne donne ta confiance qu’à celui qui craint Allâh. Par Allâh, je suis à l’abri du favoritisme, mais comment puis-je être à l’abri de la haine ? Si vous menacez de me noyer dans l’Euphrate pour que j’accepte le poste, alors je préfère être noyé. Vous avez des courtisans qui ont besoin de ceux qui les honorent à votre profit. Je ne conviens donc pas à cela. »
Al-Mansoûr lui dit : « Tu mens, tu conviens. » L’imâm rétorque : « J’ai déclaré que je ne convenais pas, alors comment peut-il être légal de désigner un menteur comme qâdî ? »Aboû Hanîfa (Da) est alors emprisonné et supplicié : il reçoit tous les jours dix coups de fouet durant onze jours. Il invoquait : « Ô Allâh, éloigne leur mal de moi par Ton pouvoir ! » Al-Mansoûr finit par le libérer, mais depuis, Aboû Hanîfa (Da) ne délivrera plus aucune fatwa, ne s’adressera plus au public et ne sortira plus de chez lui jusqu’à sa mort.Avant de mourir, il laisse des instructions pour qu’il ne soit pas enterré dans une terre que le gouvernant se serait approprié illégalement. Quand Al-Mansoûr apprit cela, il s’écrie : « Qui me sauvera d’Aboû Hanîfa de son vivant et maintenant qu’il est mort ? ! »Le docte sera enterré à Baghdâd et Al-Mansoûr donnera des ordres pour être enterré à ses côtés. Al-Mansoûr se recueillera souvent sur sa tombe.