(1) Histoire de la jurisprudence islamique (introduction)
Une connaissance intelligente de l’Islam passe non seulement par l’étude de ses caractéristiques et l’apprentissage de sa pratique, mais aussi par une compréhension éclairée de son histoire et plus particulièrement de l’histoire des sciences théologiques.
Ces sciences codifient en effet la vision et les principes de la religion musulmane. L’une d’entre elles – la jurisprudence (al-fiqh : الفِقْه) – tient une place essentielle, puisqu’elle règlemente les activités cultuelles ainsi que toutes les interactions sociales et économiques entre les différents membres de la société. Derrière cet intitulé se cache une science indispensable à tout un chacun. La maîtrise de ce sujet est d’une part nécessaire à tout théologien ou tout interlocuteur amené à répondre aux questions jurisprudentielles du commun des croyants.
D’autre part, étudier ce sujet est devenu primordial pour une grande partie des musulmans, particulièrement pour ceux qui résident dans des pays à majorité non musulmane. En effet, s’intéresser à cette matière permet à chaque croyant :
1 – d’enrichir sa culture religieuse pour mieux répondre aux questionnements de ses coreligionnaires ou aux interrogations légitimes des non musulmans.
2 – de comprendre les tenants et les aboutissants des différentes étapes relatives à la jurisprudence islamique. Une telle approche permet de connaître les raisons de l’existence de plusieurs écoles et de comprendre les raisons de leurs divergences.
3 – d’éviter de tomber dans des considérations partisanes ou s’en libérer. Rejeter les avis des écoles jurisprudentielles auxquelles le croyant n’appartient pas peut facilement conduire au fanatisme. Un tel esprit est le premier ennemi de la fraternité islamique – pilier principal de la communauté musulmane – et de l’épanouissement de l’Islam en tant que religion et philosophie de vie dans le monde actuel.
4 – d’élaborer une vision juste et modérée permettant de répondre aux besoins de la communauté musulmane selon le contexte dans lequel elle vit, et ce dans plusieurs domaines :
– les rites adoratifs (prière, zakât, jeûne, pèlerinage) ;
– les actes et besoins de la vie profane : mariage, divorce, héritage, alimentation, commerce, location, etc. ;
– la justice et le droit pénal ;
– la politique intérieure d’un gouvernement aux niveaux économique, social, culturel, etc.) ;
– la politique extérieure d’un gouvernement en termes de diplomatie, de gestion des conflits, du commerce international, etc.
Etapes de la jurisprudence islamique
De toute évidence, plusieurs étapes jalonnent l’évolution de la jurisprudence islamique depuis l’époque du Prophète jusqu’à la période actuelle. Toutefois, les spécialistes ont classifié ces étapes selon deux manières bien distinctes. Certains ont fondé leur classement sur les différentes phases d’élaboration, tandis que les autres se sont basés sur l’évolution chronologique.
Ainsi, les premiers ont distingué cinq étapes :
1 – la mise en place des fondations ;
2 – l’édification ;
3 – la structuration ;
4 – la stagnation ;
5 – l’aspiration à la réforme.
Quant aux seconds, leur subdivision chronologique se découpe en six phases :
1 – l’époque du Prophète : depuis le début de la révélation jusqu’à sa mort, 22 ans ;
2 – l’époque des califes : de 11H à 40H ;
3 – l’époque des petits Compagnons et grands successeurs : seconde moitié du 1er siècle et début du 2ème, soit de 41H à 132H ;
4 – l’époque des grands imâms fondateurs (les imâms moujtahidînes), depuis le début du 2ème siècle jusqu’à la moitié du 4ème siècle, soit de 132H à 350H ;
5 – l’époque des disciples des écoles : 350H jusqu’à la fin du 14ème siècle (moitié du 20ème siècle après J.-C.) ;
6 – l’époque actuelle.
Mais en réalité, il existe une relation étroite entre ces deux types de subdivisions puisque :
۩ l’étape de la mise en place des fondations correspond à l’époque du Prophète ;
۩ l’étape de l’édification concorde avec l’époque des Compagnons et des successeurs ;
۩ l’étape de la structuration se rapporte à la période des grands imâms et à l’époque de leurs disciples et des élèves de leurs étudiants ;
۩ l’étape de la stagnation coïncide avec une partie de l’époque des adeptes des écoles : à partir de la chute des Abbassides (époque du roi Al-Mou‘taçim) en 656H (1257 J.-C.) par les Tatars ;
۩ l’étape de l’aspiration à une réforme représente l’époque actuelle.
Les limites de ces subdivisions ne sont néanmoins pas aussi tranchées qu’elles semblent l’être. Le passage d’une étape à l’autre se fait en effet progressivement et selon la vitesse d’évolution de la région musulmane concernée.
Définitions et présentation
« Jurisprudence islamique » ou « droit islamique » sont des traductions du terme « al-fiqh al-islâmî : الفِقْه الإِسْلامي ». Le mot « fiqh : فِقْه » possède à la fois un sens étymologique littéraire et une signification théologique juridique.
۞ Sens étymologique
Le terme « fiqh : فِقْه » est le substantif du verbe « faqiha : فَقِهَ » ; il possède trois significations :
1. La compréhension (al-fahm : الفَهْم)
En parlant du peuple de Chou‘ayb , Dieu dit dans le Coran : « Ils dirent : “Ô Chou‘ayb, nous ne comprenons pas grand chose à ce que tu dis” […] », s.11 Hoûd, v.91.
[…]قَالُواْ يَـٰشُعَيۡبُ مَا نَفۡقَهُ كَثِيرً۬ا مِّمَّا تَقُولُ
2. Le savoir et l’instruction (al-‘ilm : العِلْم)
Dieu dit dans le Livre Saint : « […] Pourquoi de chaque clan, quelques hommes ne viendraient-ils pas s’instruire dans la religion, pour pouvoir à leur tour avertir leur peuple […] », s. At-Tawba, (Le Repentir), v.122.
[…] فَلَوۡلَا نَفَرَ مِن كُلِّ فِرۡقَةٍ۬ مِّنۡہُمۡ طَآٮِٕفَةٌ۬ لِّيَتَفَقَّهُواْ فِى ٱلدِّينِ وَلِيُنذِرُواْ قَوۡمَهُمۡ إِذَا رَجَعُوٓاْ إِلَيۡہِمۡ […]
3. L’intelligence et la lucidité d’esprit (al-fitna : الفِطْنة)
۞ Signification théologique et juridique
Le caractère général de la définition juridique du mot « fiqh : فِقْه » a peu à peu laissé place à un sens plus précis, propre aux sciences théologiques.
1. Ainsi dans son ouvrage Ihyâ ‘ouloûm ad-dîn, Aboû Hâmid Al-Ghazzâlî dit : « On voulait désigner par le terme “fiqh” le savoir relatif à l’au-delà, la connaissance de la faiblesse de l’égo et de ce qui abolit les œuvres pieuses, la connaissance de la futilité de l’ici-bas et l’attachement au bienfait de l’au-delà ainsi que l’envahissement du cœur par la crainte révérencielle. »
كان يُطلق الفقهُ على علمِ الآخرة، ومعرفةِ دقائق آفات النفس، ومفسداتِ الأعمال، وقوةِ الإحاطة بحفاوة الدنيا، وشِدةِ التطلع الى نعيم الآخرة، واستلابِ الخوف على القلب
Cette définition s’inspire essentiellement de la sphère spirituelle.
2. La définition d’Aboû Hanîfa englobe la croyance, la spiritualité et les actes adoratifs. Il a déclaré : « Le fiqh c’est la connaissance des droits et des devoirs de la personne. Il aborde les règles de la croyance telle que la foi, celles de la spiritualité telles que l’éthique et l’ascétisme, et les actes et la pratique tels que la prière, le jeûne et la vente. »
الفقه معرفةُ النفس، ما لها وما عليها، فيتناولُ الاعتقاديات، كالايمان ونحوه؛ والوجدانيات أي الأخلاق الباطنة والملكات النفسية؛ والعَمَلِيات كالصوم والصلاة والبيع ونحوه
3. Quant à Tâjou-d-în As-Soubkî Ach-Châfi‘î, il définit le « fiqh : فِقْه » comme étant « la connaissance des règles juridiques relatives aux actes, acquise sur la base de preuves exposées en détail ».
هو العلم بالأحكام الشرعية العَمَلية، المُكتسبِ من أدلتها التفصيلية
Par « actes », on entend aussi bien les actes du cœur comme l’intention, que les actions effectuées par le corps comme la lecture du Coran, la prière, etc.
Quant aux « preuves exposées en détail », il s’agit des preuves tirées du Coran, de la sunna du Prophète , du consensus et de certains processus de raisonnement.
Enfin, le terme « acquise » renvoie à la connaissance et signifie « déduite » par l’étude et l’effort de réflexion (l’ijtihâd).
Différence entre « al-fiqh : الفِقْه » et « ach-charî‘a : الشَّرِيعَة »
« Ach-charî‘a : الشَّرِيعَة » regroupe l’ensemble des textes scripturaires de l’Islam –Coran et tradition prophétique. Ces sources englobent la croyance (العَقِيدَة), les adorations rituelles (العِبادات), les relations et actions profanes (المُعامَلات), l’éthique (الإِخْلاق) et tous les actes de la vie.
En revanche, le « fiqh : فِقْه » correspond à l’ensemble des décrets extraits par les savants à partir de ces textes scripturaires, autrement dit de la charî‘a. Il se limite néanmoins aux adorations rituelles et aux actes de la vie. Cette science est donc le résultat de la compréhension des textes par les savants (comme l’affirme Moustafa Az-Zarqâ). Ainsi, ces deux notions se caractérisent par des particularités propres à chacune :
1 – la charî‘a est plus complète que le fiqh. Elle énonce effectivement des règles et des principes généraux, tandis que le fiqh correspond aux conclusions auxquelles parvient le moujtahid en se basant sur le Coran et la sunna ;
2 – Ies lois de la charî‘a ne présentent aucune erreur. En revanche, les décrets conclus par les jurisconsultes n’en sont pas exempts.
En se basant sur la différence unanimement reconnue entre le fiqh et la charî‘a, certains ennemis de l’Islam essayent de désacraliser toutes les composantes de la jurisprudence islamique. Décrivant cette science (fiqh) comme étant un ensemble d’avis humains, contrairement à la charî‘a (décrets divins), ils dénigrent ainsi les avis énoncés par les jurisconsultes. Mais le fiqh reste une science foncièrement basée sur la révélation divine, donc les conclusions des jurisconsultes reflètent la volonté de Dieu. Aussi, leurs précieuses déductions s’avèrent être majoritairement valides, même si la divergence pointe parfois le bout de son nez dans certains domaines davantage liés aux ramifications qu’aux fondements.