Ibnou Khaldoun
Timbre marocain honorant Ibnou Khaldoun (1332-1406)
« Ibnou Khaldoun fut le plus grand historien et philosophe que l’Islam n’ait jamais donné et l’un des plus grands de tous les temps. »
P.K. Hiti, Récits de l’Histoire des Arabes
«Une œuvre aussi extraordinaire que celle d’Ibnou Khaldoun marque la naissance de l’Histoire comme celle de la science. »
Yves Lacoste
« Que les « Arabes » aient joué un rôle déterminant dans la formation de l’identité intellectuelle de l’Europe est une chose qu’il n’est pas possible de « discuter », à moins de nier l’évidence. La simple probité intellectuelle veut que la relation à la nation arabe passe aussi par la connaissance d’un héritage oublié. »
Alain de Libera, Penser le Moyen-Âge
Les sept et huitièmes siècles de l’Hégire (quatorzième de l’ère chrétienne) sont des périodes de grands bouleversements et de troubles de part et d’autre des mondes musulmans et chrétien. En Andalousie et au Maghreb, le contexte historique est aux intrigues de palais, aux luttes incessantes et aux ballets gouvernementaux : après la chute des Almohades en 1269, trois dynasties se partagent l’Afrique du Nord et luttent en permanence à qui mieux mieux grignotera le territoire de l’autre, tout en étant elles-mêmes menacées par leurs voisines frontalières, les tribus berbères. L’actuel Maroc est dirigé par les Mérinides ; l’Ouest de l’Algérie par les Abdalwadides ; l’Est de l’Algérie, la Tunisie et la Cyrénaïque par les Hafsides.Parallèlement, la péninsule ibérique est le théâtre de la consolidation des royaumes. La guerre de Cent Ans dévaste l’Europe, et la peste noire n’épargne ni musulmans ni chrétiens, en les affectant à l’identique.
La cyranéïque (Afrique du Nord, entre l’Egypte et la Numidie) : occupation grecque du 5ème siècle de l’ère chrétienne, devenue province romaine en 96 av. J.-C. ; conquise par les musulmans au 7ème siècle, elle intègre l’Egypte, puis l’empire ottoman au 14ème siècle ; l’Italie s’en empare en 1911, après un conflit armé avec l’empire ottoman ; actuellement elle est sous l’égide de la Lybie.
Le vécu d’Ibnou Khaldoun, mêlé de très près à la vie politique et militaire de son époque, va grandement influencer les réflexions de ses travaux écrits : il est impossible d’en faire l’économie.
Wali Ad-Dîn Abderrahmâne Mouhammad Ibnou Khaldoun voit le jour le 1er ramadan 732 H (27 mai 1332 de l’ère chrétienne). Sa famille tire sa lignée de la noble branche arabo-yéménite de la région du Hadramaout. Elle s’établit à Séville au début des conquêtes musulmanes (7ème siècle de l’ère chrétienne), et y joue un rôle important, car nombre de ses membres sont de hauts fonctionnaires.
Ensuite, elle migra à Ceuta, au Maroc : l’arrière-grand-père d’Ibnou Khaldoun y obtient le poste de ministre des finances. Puis c’est le départ pour Tunis.
Le grand-père, Aboû Bakr Mouhammad Ibnou Al-Hassan laissera un traité intitulé La morale de l’écrivain ; le père d’Ibnou Khaldoun, également fin lettré, est jurisconsulte, la tariqa, une confrérie soufie.
Ibnou Khaldoun étudie de nombreuses matières auprès des plus illustres maîtres de l’Afrique du Nord et de son époque, à l’Université Az-Zitouna de Tunis : la langue arabe, la théologie (Coran, ahadîth, le droit et la jurisprudence islamique, la mystique, la philosophie, la logique, les sciences naturelles, les mathématiques, etc.
La terrible Peste Noire emporte ses parents en 749 H (1349 ap. J.-C.), alors qu’il n’est âgé que de dix-sept ans : cet épisode traumatisant marquera ses œuvres Ta’rif et Al-mouqaddima. L’année suivante, il accède au poste de garde des sceaux auprès d’Ibnou Tafraqin, lui-même au service du sultan Aboû Ichâq Ibrâhîm.
Il écrit son premier livre en 751 H (1351 ap. J.-C.), Lubab al-muhassa (La Quintessence de la théologie), un commentaire condensé de la théologie d’Aboû Bakr Mouhammad Ibnou Zakaria Al-Razi rédigé sous la coupole de son professeur Al-Abili.
Le jeune homme quitte Tunis pour Fez, la capitale la plus brillante du monde musulman en ce temps : il côtoie des instructeurs de grande renommée de l’Université d’Al-Qarawiyine, et complète sa formation scientifique. Mais voilà, la politique coule dans ses veines, et c’est à cela qu’il aspire : à vingt ans, en 752 H (1352 ap. J.-C.), il est secrétaire au service du sultan Aboû Ichâq, mais cette activité l’ennuie.
Au cours de l’année 753 H (1353 ap. J.-C.), il soutient la cause d’un prince hafside dissident. Profitant du conflit opposant l’émir de Tunis à celui de Constantine, il se retire à Biskra, en Algérie.
Il reviendra à Tunis en 754 H (1354 ap. J.-C.) et épouse une fille d’une famille de notables influents. Puis il se rend à fez, où il parachève sa formation intellectuelle, et y est nommé secrétaire principal du sultan Aboû Inane. Or, en 756 H (1356 ap. J.-C.), des complots de courtisans qui lui sont hostiles incitent le sultan à le jeter en prison. Il n’y sortira qu’à la mort du monarque, renforcé dans sa position : il devient cadi (juge) mâlikite.
Fez
En 762 H (1362 ap. J.-C.) (1362 ap. J.-C.), la situation politique du Maroc se dégrade et le pousse à partir pour Grenade, en Espagne : le sultan nasride Mouhammad V Al-Ghanî lui fait bon accueil ; et pour cause : Ibnou Khaldoun l’avait aidé à récupérer le pouvoir lors de son exil à Fez. Missionné en 764 (1364 ap. J.-C.) par le sultan auprès de Pierre 1er de Castille pour un traité de paix, Ibnou Khaldoun remplit avec succès son rôle de diplomate.
A Grenade, Ibnou Khaldoun fait la rencontre d’Ibnou Khatib (713-774 H/ 1313-1374 ap. J.-C.), illustre philosophe et vizir du sultan, qui gagne son estime, mais qui est également son rival.
Grenade : Al-Hambra
Profitant de l’accès au pouvoir de son ami le prince hafside Aboû ‘Abdillâh en Algérie, il quitte l’Andalousie, se rend en Kabilie et s’établit à Bougie. Il obtient la charge de Premier ministre (Grand vizir), la tâche de lever les impôts des tribus berbères locaux, mais également la fonction de prédicateur à la grande mosquée d’Al-Qacaba. Mais en 766 H (1366 ap. J.-C.), Aboû ‘Abdillâh meurt et Bougie tombe sous l’autorité d’un autre prince hafside, Aboû Al-‘Abbâs, obligeant Ibnou Khaldoun à fuir pour Tlemcen, où il se met sous la protection du prince ‘Abdel Wahid Aboû Hammou Moûssâ II : il reçoit la mission de recruter des soldats parmi les tribus arabes des Dhawawidas.
En 770 H (1370 ap. J.C.), le poste de Premier ministre l’attend à Tlemcen. Mais une fois de plus, la guerre le talonne, un conflit armé éclate entre Tlemcen et Fez. Ibnou Khaldoun fait route vers Biskra, mais il est appréhendé par des soldats marinides lancés à sa recherche. En acceptant de mobiliser des soldats, à biskra, pour le compte de Fez, il échappe à une mort certaine.
Or, en 772 H (1372ap. J.-C.), il délaisse le Sud pour Fez : Aboû Hammou Moûssâ II a repris le pouvoir et ses sbires ont pour mission d’assouvir sa vengeance à l’encontre du fuyard. La confusion règne à Fez, Ibnou Khaldoun est emprisonné, peu de temps, il est vrai, grâce à l’intervention de son ami de Marrakech.
Ibnou Khaldoun écrit un texte sur le soufisme, Chifa as-sa’il (La guérison de ceux qui cherchent) en 773 H (1373 ap. J.-C.) ; et au cours de son séjour à la cour de Mouhammad V Al-Ghanî, il entreprend pour ce dernier la rédaction d’un traité de logique : Allaqa lis-sultan.
En 774 H (1374 ap. J.-C.), alors qu’il décide de s’embarquer pour Grenade, Mouhammad V le laisse à la merci d’Aboû hammou en le faisant débarquer à Honein (Tlemcen) : fort heureusement pour Ibnou Khaldoun, son ami et chef d’une puissante tribu arabe alliée à Aboû Hammou Moûssâ II, l’émir Abd Al-Wahid Wanzammar, intervient en sa faveur ; en échange de la vie sauve, il devait une fois de plus recruter des soldats à Biskra. En cours de route, lassé depuis un certain temps déjà par la politique et ses retournements d’alliance, il y renonce et se réfugie auprès d’une tribu berbère les Aulad arif, dans une des forteresses de Wanzammar, la Qalaa de Bani Salama, à proximité de Taghazaout (Tiaret). Il y demeure de 775 à 778 H (1375-1378 ap. J.-C.) et écrit Al-mouqaddima (L’introduction à l’histoire), ainsi qu’une tranche de l’histoire des Berbères.
Parler d’Ibnou Khaldoun sans toucher un mot sur son monumental ouvrage Al-mouqaddima est impensable. C’est en effet ce travail écrit et sa manière d’analyser les changements sociaux qui révèlent tout le génie du personnage, et lui confère le statut d’inventeur de la sociologie, de l’anthropologie et de l’économie politique. Ses multiples fonctions lui permettent d’étudier de près les phénomènes de désagrégation politique et sociale affectant le Maghreb et l’Andalousie à ce moment –là.
A la base, l’intention d’Ibnou Khaldoun est d’écrire l’histoire universelle des Arabes et des Berbères. Mais auparavant, il estime qu’une introduction est nécessaire : Al mouqaddima est le prologue de l’œuvre fondamentale Histoire des Berbères, en sept volumes.
Pour définir précisément la nature d’une société, Ibnou Khaldoun pense à une méthode capable d’établir les critères de la vérité historique : « J’ai suivi un plan original, ayant imaginé une nouvelle méthode d’écrire l’histoire, et choisi une voie qui surprendra le lecteur, une marche et un système tout à fait à moi. »« La science de la culture » vient de voir le jour : Ibnou Khaldoun met en relation l’historique et le social, et préconise de considérer la société humaine comme objet d’investigation. Il introduit la notion de «cohésion sociale », qui est le lien entre l’éducation, l’économie, la politique et l’historiographie : ces facteurs combinés conduisent à la constitution de différents types de sociétés, dont la religion peut-être la clé de voûte permettant leur essor et légitimant les pouvoirs en place ; ceux-ci sont une cohésion sociale plus importante, inéluctable.
Ibnou Khaldoun s’en tient aux faits et rien qu’à eux, bannit toute spéculation philosophique ou recherche de finalité ; cette démarche rationaliste devance le positivisme européen du 20ème siècle.
La Peste Noire qui décime ses parents est perçue par Ibnou Khaldoun comme un évènement majeur de transformation de la société musulmane ; il en est de même pour l’invasion mongole et le développement de l’Europe.
Ibnou Khaldoun est certes un savant de son temps et de son époque, reconnu pour son immense culture et sa curiosité intellectuelle insatiable, mais le modernisme de sa pédagogie, de sa psychologie et de son approche visionnaire se heurtent à certaines limites religieuses, idéologiques et sociales difficiles à dépasser. En revanche, ses travaux ont retrouvé leurs lettres de noblesse à partir du 19ème siècle, et continuent à parler aux intelligences contemporaines.
Ibnou Khaldoun, Al-mouqaddima, L’Introduction à l’histoire, traduit de l’arabe par Franz Rosenthal, en trois volumes, Bollingen Series XLIII Princeton University Press, Princeton, N.J.
En 778 H (1378 ap. J.-C.), Ibnou Khaldoun retourne à Tunis pour rédiger Kitâb al-ibar (le titre intégral est Livre des enseignements et traité d’histoire ancienne et moderne sur la geste des Arabes, des Persans, des Berbères et des souverains de leur temps).
Or, Tunisa été, entre temps, conquise par Aboû ‘Abbâs. Ibnou Khaldoun sollicite et obtient un poste de professeur àTunis, mais ses relations avec le sultan, suspicieux quant à sa fidélité, demeurent tendues. En faisant cadeau de son ouvrage achevé, Ibnou Khaldoun omet d’y inscrire les éloges des vertus du sultan comme l’exige l’étiquette.
Ibnou Khaldoun rencontre un vif succès dans l’enseignement : sa remarquable pédagogie tranche avec celle de son époque et attire à lui les étudiants de son puissant rival Ibnou ‘Arafa, suscitant la haine de celui-ci. Lassé des complots et des polémiques stériles, sous prétexte du pèlerinage à la Mecque, il obtient du sultan l’autorisation de quitter Tunis, en 782 H (1382 ap. J.-C.), et fait route vers l’Egypte.
Contrairement aux autres territoires musulmans, l’Egypte est un havre de paix, de propérité économique et culturelle : le roi mamelouk, Barqouq, nomme Ibnou Khaldoun au poste de professeur de l’école Al-Qamhiya et à la fonction de grand cadi mâlikite (charge qu’il ne conserve pas plus d’un an : son attitude réformatrice s’est heurtée à une forte opposition).
Ibnou Khaldoun a demandé à sa famille de le rejoindre, mais en cours de voyage, sa femme et ceux de ses enfants qui ont embarqué périront dans le naufrage de leur navire, au large de la Lybie : c’est le coup du sort le plus durement ressenti par Ibnou Khaldoun.
Mal vu à la cour du roi, il se retire sur ses terres, près de l’oasis Al-Fayoum.
787 H (1387 ap. J.-C.) est l’année du pèlerinage, tandis que 788 H (1388 ap. J.-C.) est celle de l’enseignement pour l’illustre docte, dans maintes institutions du Caire dont la fameuse Université d’Al-Azhar.
Ayant rédigé, avec d’autres jurisconsultes, une fatwa contre le roi Az-Zâhir Sayf Ad-Dîn Barqouq, il tombe en disgrâce. Puis ses relations avec le pouvoir se rétablissent : à six reprises, il est nommé Grand Cadi, et à chaque fois, exceptée la sixième, il démissionne pour une raison différente.
Le bruit des sabots des coursiers, montés par les envahisseurs mongols, se rapprochent chaque instant davantage de Damas. Participant à la campagne contre, le tristement célèbre pour sa cruauté, Timor Lang, Ibnou Khaldoun reste dans la ville assiégée ; tandis qu’An-Nâsir Farraj Ibnou Barqouq, fils et successeur du précédent roi, effrayé par les rumeurs d’une éventuelle révolte contres sa personne, laisse en plan son armée en Syrie pour s’en retourner au Caire.
En décembre 1400 et janvier 1401 ap. J.-C. (801 H), en compagnie de certains conseillers et officiers demeurés à Damas, Ibnou Khaldoun se porte au devant de Timor Lang pour lui demander d’épargner leur ville. Or, les soldats de Timor Lang s’emparent d’eux sans exception.
Cynique, Timor Lang les convie au dîner avec la ferme intention de les exécuter ensuite ; ce que comprend rapidement le clairvoyant Ibnou Khaldoun : dès que le souper touche à sa fin, il se lève et se lance dans une tirade élogieuse à l’endroit de Timor Lang, lequel fut ébahi d’admiration et proposa à Ibnou Khaldoun d’entrer à son service. Ibnou Khaldoun accepte non sans ajouter qu’il lui faut auparavant retourner au Caire récupérer ses ouvrages « sans lesquels il ne saurait vivre ». Après trente-cinq jours d’entretien avec Timor Lang sur divers sujets, et notamment les relations avec le Maghreb, Ibnou Khaldoun est autorisé à partir avec ses compagnons, trop heureux d’avoir la vie sauve. Timor Lang attendra en vain le retour d’Ibnou Khaldoun…
L’histoire retiendra que les Turco-mongols prendront Damas quelques jours plus tard, ils y répandront le feu et le sang en massacrant horriblement la population.
Entré au Caire, Ibnou Khaldoun achève l’histoire universelle, rédige son autobiographie, se consacre à l’enseignement, et redevient le Grand Cadi mâlikite jusqu’à son décès, survenu le 25 Ramadan 808 (mercredi 19 mars 1406 ap. J.-C.), un mois après sa sixième nomination.
Université et mosquée d’Al-Azhar (Caire) : Ibnou Khaldoun y fut professeur de fiqh (droit). L’Université, au premier plan, a été construite à côté de la mosquée dont on voit les minarets.