La jurisprudence de la zakât (2/2)
Les objectifs de la zakât
1. Pour celui qui la verse
S’acquitter de la zakât est un acte d’adoration qui permet au croyant de purifier son cœur de l’avarice et de le libérer de son attachement aux biens terrestres en général. C’est une manière de s’habituer à dépenser dans la voie de Dieu et de remercier son Seigneur pour tous les biens matériels qu’Il octroie,
un remède contre l’amour excessif de ce bas monde et une purification de l’âme : « Prélève de leurs biens une çadaqa par laquelle tu les purifies et les bénis […] », s.9 At-Tawba (Le Repentir), v.103.
Elle permet également d’accroître les biens de celui qui s’en acquitte : « […] Et toute dépense que vous faites dans le bien, Il la remplace et c’est lui Le Meilleur des donateurs. », s.34 Saba’, v.39.
2. Pour celui qui la reçoit
Celui qui bénéficie de la zakât voit son quotidien s’améliorer visiblement. Cet argent lui permet de sortir du besoin, que celui-ci soit matériel (nourriture, vêtements et habitation), psychologique vital (besoin de se marier) ou moral et intellectuel (besoin d’une bourse d’étude ou de livres pour acquérir le savoir).
Elle le purifie également de la jalousie et de la haine. En effet, un nécessiteux qui observe les riches vivre dans l’aisance et le luxe sans que ceux-ci ne lui viennent en aide développera indubitablement un vif ressentiment et une envie tenace envers eux. Petit à petit, les sentiments de fraternité se dissipent et la société se disloque. La zakât permet de remédier à ce fléau en attribuant une part de richesse aux plus démunis ; les bénéficiaires éprouvent alors une reconnaissance sincère envers les plus riches, ce qui favorise assurément les liens de fraternité.
3. Pour la société
La zakât fut la première législation organisée garantissant une tranquillité sociale idéale. L’imâm Az-Zouhrî (décédé en 124H) a écrit à ‘Omar Ibnou ’Abdelazîz (calife de 99H à 101H) au sujet de la zakât : « … Elle doit être destinée au malade atteint d’une maladie chronique, à l’handicapé, à chaque pauvre atteint d’une maladie ou d’une infirmité qui l’empêche de subvenir à ses besoins ; aux pauvres qui mendient, aux prisonniers musulmans qui n’ont plus de famille, aux pauvres qui se rendent aux mosquées et qui n’ont aucune ressource, à celui qui a été frappé par la pauvreté en étant endetté et à tout voyageur qui n’a aucun abri ni famille vers qui se tourner … ».
Attribuée aux plus démunis, la zakât redonne à ces derniers la dignité et le respect qui leur sont dus.
4. Pour l’économie de l’Etat
En donnant chaque année 2,5% de ses biens, le croyant risque de voir son capital se réduire ostensiblement. Cet embarras oblige donc le musulman aisé à fructifier ses biens pour maintenir ou augmenter leur valeur par des investissements qui ne peuvent que stimuler l’économie du pays.
L’instauration de la zakât contribue manifestement à atténuer l’écart entre les classes sociales. L’Islam admet l’existence de conditions matérielles différentes, mais ne peut admettre que la société soit divisée en deux classes sociales ; l’une vivant de manière luxueuse, tandis que l’autre peine à subvenir à ses besoins les plus légitimes. Le but n’est nullement de déposséder les riches de leurs richesses ; la zakât vise plutôt à améliorer la situation des pauvres en leur permettant d’accéder aux éléments indispensables.
Elle participe à l’éradication de la mendicité et constitue une alternative intéressante aux sociétés d’assurances commerciales qui prélèvent une partie des biens de l’individu au profit de leurs riches propriétaires : la zakât consiste en effet à prélever une partie des biens des riches pour la redistribuer aux pauvres.
La zakât encourage enfin les jeunes au mariage en les aidant à assumer les dépenses inhérentes à cette étape essentielle de leur vie. Les jurisconsultes stipulent que celui qui se trouve dans l’incapacité de se marier à cause de sa pauvreté doit bénéficier de la zakât. Cet argent lui permet d’assurer les frais liés au mariage, car se marier fait partie de l’indispensable.
La zakât versée par un non musulman n’est pas valide
Le versement de la zakât n’est obligatoire que pour le musulman pubère, en pleine possession de ses capacités mentales et possédant le niçâb (taux limite).
Le non musulman n’est pas concerné par la zakât et il n’en recevra pas la rétribution même s’il s’en acquitte, la foi étant une condition sine qua non de l’acceptation des œuvres. Dieu dit : « Nous avons considéré l’œuvre qu’ils ont accomplie et Nous l’avons réduite en poussière éparpillée. », s.25 Al-Fourqân (Le Discernement), v.23.
En effet, la zakât est une adoration qui ne concerne que les membres de la communauté musulmane : elle est prise de ses riches et distribuée à ses pauvres.
Selon Ach-Châfi‘î, le croyant qui renonce à l’Islam reste tout de même concerné par la zakât (avis non partagé par Aboû Hanîfa).
L’Islam exige des non-musulmans résidant dans un état islamique de verser « al-jizya » (الجِزْيَة ). Cette somme d’argent déterminée par le gouverneur des musulmans ne concerne que les hommes en bonne santé capables de subvenir à leurs besoins. En sont donc exemptés les femmes, les vieillards, les enfants, les religieux et les pauvres, ainsi que les handicapés physiques parmi les non-musulmans. Elle fait office d’impôt en contrepartie duquel l’état musulman garantit la sécurité de ces citoyens contre tout ennemi extérieur.
Peut-on remplacer la jizya par un impôt similaire à la zakât ?
Cette question mérite un ijtihâd de la part des savants, d’autant plus que la tradition présente des éléments utilisables dans ce sens.
Un jour, ‘Omar Ibnou-l-Khattâb s’est présenté aux Banî Thaghlib pour prélever leur jizya. Les membres de cette tribu se sont alors dispersés dans différentes contrées par refus de s’en acquitter. An-Nou‘mâne Ibnou Abî Zour‘a expliqua à ‘Omar : « Ô commandant des croyants, les Banoû Thaghlib sont des Arabes qui refusent de donner la jizya par fierté, d’autant plus qu’ils sont des agriculteurs et des éleveurs. De plus, ils nourrissent une animosité avec nos ennemis. Ne renforce donc pas la position de ton adversaire à cause d’eux ! ». ‘Omar finit donc par leur imposer de donner le double de la zakât.
Dans une version il leur dit : « Nommez-la [la jizya] comme bon vous semble. » [Ce hadîth a été affaibli par Ibnou Hazm. Ahmad Châkir confirme qu’il a été rapporté dans tellement de versions qu’on considère qu’il a une source authentique.]
Si ‘Omar leur imposa de verser le double de la zakât, c’est parce que les musulmans ont pour injonction de payer la zakât et d’accomplir le jihâd pour défendre l’Islam.
À partir de ce hadîth, les Châfi‘ites et les Hanbalites ont conclu que le commandant des musulmans a la prérogative d’imposer un impôt aux non-musulmans qui refusent de débourser la jizya, dès lors qu’il est équivalent ou supérieur au double de la zakât ; peu importe le nom donné à cet impôt. Cet avis est confirmé par Mouhammad Ibnou-l-Hassan (élève d’Aboû Hanîfa ) qui considère que l’on continue de prélever la zakât (1/10e) d’une terre qui a changé de propriétaire (d’un musulman à un non-musulman).
La zakât dans les biens de l’enfant et de l’handicapé mental
Certains juristes pensent qu’il n’y a pas de zakât à prélever dans leurs biens. C’est l’avis soutenu par :
– Al-Lakhmî contrairement aux autres mâlikites. C’est aussi l’opinion d’Ach-Cha‘bî, An-Nakh‘î et Chourayh ;
– les savants de ‘âl al-bayt : Al-Bâqir et Ja‘far Aç-Çâdiq. Pourtant, l’imâm ‘Alî prélevait la zakât des biens appartenant aux orphelins d’Aboû Râfi‘ ;
– Aboû Hanîfa, Al-Hassan Al-Basrî et Ibnou Coubrouma qui pensent qu’il n’y a de zakât à prélever uniquement dans leurs terres (cultures) qui fructifient toutes seules, mais pas dans les autres biens.
Différents arguments étayent leur opinion :
1 – La zakât s’apparente aux autres adorations ; celles-ci ne s’avèrent obligatoires que pour les individus pubères jouissant de toutes leurs capacités mentales (al-moukallâfoûn : المُكَلَّفون).
2 – Dieu dit dans le Coran : « Prends de leurs biens une çadaqa pour les purifier … », s.9 At-Tawba (Le Repentir), v.103. Or, n’a pas besoin de se purifier celui qui n’est pas considéré comme pécheur.
3 – Le bon sens exige la sauvegarde des biens appartenant à cette catégorie faible de la société pour que la zakât n’épuise pas leurs richesses (d’où l’avis d’Aboû Hanîfa, Al-Basrî…).
D’autres juristes pensent qu’une zakât doit être prélevée de leurs biens :
– ‘Omar, ‘Alî, ‘Âicha et Jâbir parmi les Compagnons ;
– ‘Atâ’, Tâoûs, Moujâhid et Az-Zouhrî parmi les successeurs ;
– Rabî‘a, Mâlik, Ach-Châfi‘î et Ahmad.
Plusieurs preuves corroborent leur position :
1 – La portée générale des textes qui traitent de la zakât. Ces derniers s’adressent à tout riche, y compris le verset cité en amont, mentionnant la purification divine. En effet, cette purification ne concerne pas seulement les péchés.
2 – Le hadîth rapporté par Ach-Châfi‘î sur Yoûssouf Ibnou Mâhak dans lequel le Prophète a dit : « Fructifiez les biens des orphelins pour que l’aumône ne la consume pas. » Al-Bayhaqî et An-Nawawî considèrent l’isnâd de ce hadîth comme étant authentique.
Dans une autre version : « Faites le commerce dans les biens des orphelins pour que l’aumône ne la consume pas ». Al-Haythamî a précisé : « Mon maître Zîneddine Al-’Irâqî m’a confirmé l’authenticité de l’isnâd de ce hadîth. » D’autres ahâdith vont dans le même sens.
3 – Plusieurs sources mentionnent que c’était l’avis de ‘Omar, ‘Alî, ‘Abdoullâh Ibnou ‘Omar, ‘Âicha et Jâbir. Aucune source ne mentionne que des Compagnons ont divergé avec eux sur ce point, excepté une version faible rapportée sur Ibnou ‘Abbâs .
4 – Le but de la zakât reste de distribuer une part de l’argent des riches aux pauvres.
Les biens pour lesquels le versement de la zakât est obligatoire
Le Coran n’a pas précisé la nature des biens pour lesquels il est nécessaire de verser la zakât. C’est dans la sunna que sont traités tous ces détails. Toutefois, Allâh cite quelques exemples dans Son Livre :
1 – Dieu dit au sujet des métaux précieux et de la monnaie : « […] À ceux qui thésaurisent l’or et l’argent et ne les dépensent pas dans le sentier d’Allâh, annonce un châtiment douloureux », s.9 At-Tawba (Le Repentir), v.34.
2 – Concernant les céréales et les fruits, Dieu dit : « C’est Lui qui a créé les jardins treillagés et non treillagés, les palmiers et les cultures au goût si varié, l’olivier et le grenadier de même espèce ou d’espèces différentes. Mangez de leurs fruits quand ils ont atteint leur maturité, et acquittez-en la dîme le jour de la récolte ! […] », s.6 Al-An‘âm (les Bestiaux), v.141.
3 – Les gains du commerce. Dieu dit : « Ô croyants ! Donnez en aumône du meilleur de ce que vous possédez et des produits que Nous faisons sortir pour vous de la terre ! […] », s.2 Al-Baqara (La Génisse), v.267.
4 – Ce qui est extrait de la terre comme le métal, les minéraux etc… : « […] que Nous faisons sortir pour vous de la terre […] », s.2 Al-Baqara (La Génisse), v.267.
Définition du bien matériel (al-mâl : المَال )
Pour les Arabes, « al-mâl » regroupe tout ce que l’homme aime posséder : chameaux, bovins, ovins, terrains, fermes, palmiers, argent, or…etc. Les campagnards utilisent ce nom pour désigner les animaux. Les citadins l’emploient pour parler de l’or et de l’argent.
Biens pour lesquels le versement de la zakât devient obligatoire
La zakât ne concerne pas toutes les catégories de biens possédés (par exemple : l’habitat, les vêtements, les livres, les outils de travail…). Certes Dieu reste Le véritable Propriétaire de tout bien matériel (la totale possession « al-milkou at-tâmm : الملكُ التَّامّ »), mais malgré cela, Il a conféré aux humains une propriété relative : une manière de les honorer mais aussi de les éprouver. En effet, Dieu exige tout de même de Ses serviteurs les plus aisés de Lui prêter de leurs biens en dépensant pour les nécessiteux.
Posséder un bien (la propriété) « permet à la personne propriétaire d’utiliser son bien et d’en profiter ouvertement pendant toute sa vie ».
Des situations très précises conditionnent le versement de la zakât. En sont exemptés les biens se trouvant dans les cas suivants :
1 – Les biens qui n’ont pas de propriétaire déterminé
La zakât ne concerne pas les biens qui n’appartiennent à aucun individu précis. C’est le cas des biens matériels de l’Etat comme la zakât elle-même et les autres impôts qu’il prélève.
2 – Les terres et les biens faisant partie d’al-waqf
Le prélèvement de la zakât ne s’applique pas aux biens ou bâtiments réservés pour l’ensemble de la communauté ou l’ensemble des pauvres : cas des mosquées, des écoles, des orphelinats, etc.
Si le bien est destiné à servir une personne ou un groupe de personnes, la zakât devient dans ce cas obligatoire. C’est le cas de celui qui attribue exclusivement son bien à son enfant ou à la descendance d’une famille particulière.
3 – Les biens illicites
Tout argent ou bien acquis de manière illicite (vol, escroquerie, usage de faux, dessous de table, usure, tricherie, etc.) n’est pas concerné par la zakât, car cette possession illicite doit être restituée à son véritable propriétaire. Un hadîth prophétique énonce à ce propos : « Dieu n’agrée pas une aumône obtenue par vol (ghouloûl) » [Authentifié par Mouslim.]
L’imâm As-Sarkhasî et d’autres ont poussé la réflexion plus loin puisqu’ils autorisent les croyants à donner l’aumône à un gouverneur qui escroque l’argent du peuple : ce despote est finalement considéré comme un pauvre puisqu’il n’est pas légalement propriétaire de ce qu’il a entre les mains !
L’argent illicite reste illégal même pour les héritiers du fraudeur.
Ce genre de fatâwâ reste néanmoins marginal, puisque l’aumône n’est pas destinée à celui qui l’utilise dans l’illicite. Ce sont plutôt des fatâwâ politiques pour réprimander les despotes.
4 – La zakât du prêt
Du moment que le bien prêté n’est plus en possession du prêteur et qu’il n’appartient pas véritablement au bénéficiaire du prêt, qui doit verser la zakât : le prêteur, le bénéficiaire ou les deux ?
Selon ‘Ikrima et ‘Atâ’, (respectivement ancien esclave d’Ibnou ‘Abbâs et élève d’Ibnou ‘Abbâs) aucun des deux ne doit s’acquitter de la zakât d’un prêt financier. Les partisans de l’école dhâhirite sont également de cet avis.
Ibnou Hazm, qui soutient également cette position, s’est basé sur les propos de ‘Âicha : « Pas de zakât dans le prêt ».
La majorité des fouqahâ’ divisent le prêt en deux catégories, et ce depuis l’époque des Compagnons :
a – Un prêt dont le remboursement est espéré
Le bénéficiaire du prêt est aisé et/ou reconnait sa dette. Dans ce cas, le prêteur verse la zakât relative au prêt et l’ajoute à la zakât des autres biens qu’il possède. Il doit renouveler son paiement chaque année. Cet avis a été rapporté par certains Compagnons tels que ‘Omar, ‘Outhmâne Ibnou ‘Affâne, Ibnou ‘Omar et Jâbir mais aussi par plusieurs autres savants comme Moujâhid, Ibrâhîm An-Nakh‘î et Maymoûn Ibnou Mahrân.
b – Un prêt dont le remboursement n’est pas espéré
Le bénéficiaire du prêt est pauvre et/ou ne reconnait pas sa dette. Trois solutions sont possibles dans ce cas :
– le prêteur paie la zakât de ce bien dès qu’il est remboursé et ce pour toutes les années qu’a duré le prêt : opinion de ‘Alî et d’Ibnou ‘Abbâs .
– le prêteur verse la zakât afférente au prêt dès que celui-ci est remboursé, mais seulement pour une seule année : avis d’Al-Hassan et de ‘Omar Ibnou ‘Abdelazîz. C’est également la position de Mâlik, que le remboursement du prêt soit espéré ou pas.
– pas de zakât sur ce prêt. Lorsque la somme est remboursée, le prêteur l’ajoute à ses biens et continue de verser sa zakât normalement : point de vue d’Aboû Hanîfa.
5 – La zakât sur les primes
Une prime ne devient propriété que lorsque le bénéficiaire peut l’utiliser. Dans ce cas, il en sort la zakât chaque année. Si le bénéficiaire ne peut l’utiliser immédiatement (Plan Epargne Entreprise), la prime s’apparente alors au prêt dont le remboursement est espéré.