(11) Les ach’arites

Histoire de la pensée islamique

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   L’histoire de l’ach‘arisme commence avec le début du déclin du mou‘tazilisme. Les mou‘tazilites furent d’abord écartés du pouvoir par le roi Al-Mansoûr, puis à la fin du troisième siècle de l’Hégire, deux éminents savants se levèrent contre leur système de pensée :

Aboû Mansoûr Al-Mâtoûrîdî à Samarkand et Aboû-l-Hassan Al-Ach‘arî à Bassora (Al-Baçra).

Genèse de l’ach‘arisme

    Aboû-l-Hassan Al-Ach‘arî, le fondateur de la pensée éponyme, naquit en 260 H et quitta ce monde en 330 H. D’abord mou‘tazilite et meilleur disciple de son beau-père Aboû ‘Alî Al-Joubâ’î, il finira par devenir le réfutateur le plus farouche de la doctrine déviante.

    Aboû Al-Hassan Al-Ach‘arî demeura sous l’influence de son maître Al-Joubâ‘î une quarantaine d’années, mais il rompit tout lien spirituel avec lui le jour de sa prise de conscience du véritable danger que représentait la doctrine mou‘tazilite pour l’Islam. Il tourna le dos à l’i‘tizâl pour adhérer à la doctrine de l’orthodoxie sunnite « ‘ahlou-s-sounna wa-l-jamâ‘a ».
L’imâm As-Soubkî écrit dans Tabaqât ach-châfi’iyya al-koubrâ : « Al-Joubâ’î enseignait le sens rationnel de la souffrance et de la compensation d’Allâh . Cette doctrine mou‘tazilite énonce qu’Allâh  fait toujours le bien (« as-salâh ») et est tenu de tout faire pour le mieux. »

   Suivant la logique de cette vision théologique, Aboû Al-Hassan Al-Ach‘arî posa le problème suivant à son maître et non moins beau-père :

    « Supposons qu’il y ait trois frères. L’un meurt adulte dans l’obéissance à Allâh (« mou’mine ») ; le second meurt adulte dans la désobéissance (« koufr ») ; le troisième meurt enfant (« çabiy »). Qu’adviendra-t-il d’eux ? »
Al-Joubâ’î lui répondit : « Le premier est récompensé par le Paradis, le second est puni par l’enfer, le troisième n’est ni récompensé ni puni ! »
« Soit ! rétorqua Aboû Al-Hassan Al-Ach‘arî. Mais si le troisième dit : « Ô Seigneur, pourquoi m’as-tu laissé mourir étant enfant et ne m’as-tu pas laissé vivre pour que je T’obéisse et que j’entre au Paradis ? »  Que lui dira alors le Seigneur ? »
Al-Joubbâ’î répondit : « Le Seigneur lui dira : « Je sais que si tu avais grandi, tu aurais désobéi et tu serais entré en enfer ; aussi le mieux pour toi a été de mourir enfant ! »
Aboû Al-Hassan Al-Ach‘arî reprit alors : « Et si le deuxième dit : « Ô mon Seigneur, pourquoi ne m’as-tu pas laissé mourir enfant ? Je ne serais pas entré en enfer ? » Que dira le Seigneur ? »
Al-Joubbâ’î resta sans voix (« fa inqata’a Al-Joubâ’î ») devant l’impasse de la question.

    Il est dit qu’après cet échange, Aboû Al-Hassan Al-Ach‘arî fit un songe dans lequel lui apparut le Prophète qui l’incita à suivre les vrais croyants. Il relata lui-même ce rêve : « Une nuit, je fus envahi par des doutes concernant une question doctrinale. Je me levai, accomplis une prière et demandai à Dieu de me guider vers le droit chemin. Puis je me rendormis. Je vis en songe le Messager d’Allâh et je me plaignis à lui des doutes qui m’assaillaient. Le Messager de Dieu me dit alors : « Tiens-t’en à ma tradition ! » Je pris note de cette recommandation et pris le parti de renvoyer les questions théologiques à l’autorité du Coran et des hadîths. Je gardai ce qu’ils confirmaient et rejetai derrière moi ce avec quoi ils ne concordaient. »

    Al-Ach‘arî s’isola donc chez lui pour étudier de près les idées mou‘tazilites et celles des gens du hadîth. Lorsqu’il mit fin à sa retraite, Aboû-l-Hassan appela les gens du haut de la chaire après la prière du vendredi et s’expliqua : « Ô gens, pour ceux qui ne me connaissent pas, je suis un tel fils d’un tel. Je disais que le Coran est créé, qu’on ne peut pas voir Dieu, et que je possède une volonté qui m’est propre. Je me suis alors repenti et me suis engagé à répondre aux mou‘tazilites et à dévoiler leurs égarements. Si je me suis isolé durant toute cette période, c’est pour étudier les preuves de chacun, je n’ai pas pu privilégier les preuves des uns par rapport aux autres, j’ai donc demandé guidance à Allâh Qui m’a éclairé dans la composition de mes livres ci-joints. J’ai donc renoncé à tout ce que je pensais auparavant. »Le savant a en effet consigné ses réflexions dans une œuvre intitulée Al-Ibâna fî oussoûl ad-diyâna, où il déclare suivre les opinions de l’imâm Ahmad Ibnou Hanbal .

Les principes de la pensée ach‘arite

   Al-Ach‘arî a toujours opté pour une position médiane face à l’excès caractéristique des mou‘tazilites et des autres doctrines.

● Par rapport aux attributs divins, son opinion se situe entre celle des mou‘tazilites et celle des anthropomorphistes (al-hachwiyya et al-moujassima). Les adeptes de l’i‘tizâl ont nié les attributs mentionnés dans le Coran ― tels l’ouïe, la vue, la parole, arguant qu’ils relèvent de l’essence divine ― et n’ont reconnu que l’existence (al-woujoûd), l’ancienneté (al-qidam), l’éternité (al-baqâ’) et l’unicité (al-wahdâniya). Les anthropomorphistes, eux, ont comparé les attributs de Dieu à ceux des êtres humains.
Al-Ach‘arî a reconnu les attributs mentionnés dans le Coran comme étant distincts de l’entité divine, mais ne les a pas comparés à ceux des créatures.

● Au sujet de la vision de Dieu, les mou‘tazilites ont prétendu qu’au sens littéral du terme cela relevait de l’impossible, car cela impliquerait une nature matérielle et limitée de Dieu. Pour l’imâm, elle est une réalité dans l’au-delà, même si le comment est un mystère.

● Concernant les termes équivoques comme la main, la face, les yeux, les mou‘tazilites les ont niés et interprétés par le pouvoir, l’entité, la bienveillance ; tandis que les anthropomorphistes les ont mis en parallèle avec des membres ou organes humains.
Aboû-l-Hassan les a confirmés, mais il explique que ces termes correspondent à une vérité qui est à la hauteur de l’entité divine. Il a ainsi adopté le principe d’at-tafwîd : remettre la signification à Dieu. Il a néanmoins interprété la main par le pouvoir dans son livre  Al-Louma‘.

● Quant au Coran, les mou‘tazilites ont prétendu qu’il était créé ; les autres ont soutenu qu’il était incréé ainsi que tout ce dont se composait une copie du Coran (mouçhaf).Al-Ach‘arî affirme que le Coran est incréé, mais les lettres, l’encre et le papier utilisés pour sa mise en forme sont créés.

● Pour ce qui est du sort réservé à celui qui commet un grand péché, les mou‘tazilites ont expliqué qu’il occupait une place intermédiaire et les mourji’ites ont avancé qu’il serait au paradis pour sa foi.Aboû-l-Hassan soutient que la décision revient à Dieu : soit Il lui pardonne, soit Il le châtie, puis l’accepte au paradis.

● Enfin, au sujet de l’intercession, les chi‘ites d’al-imâmiyya affirment que les imâms peuvent aussi intercéder, alors que les mou‘tazilites prétendent que personne ne peut intervenir en faveur de quelqu’un d’autre.
Al-Ach‘arî défend l’idée que le Prophète pourra intercéder suite à l’autorisation divine et que les autres prophètes auront également le droit d’intervenir pour d’autres personnes, mais leur intercession sera moins importante que celle du Prophète Mouhammad .

    Les ach‘arites pensent que les musulmans vertueux peuvent accomplir des karâmât (prodiges), que le fidèle peut invoquer Dieu pour les morts et donner des aumônes en leur nom. Ils prennent en considération la sunna notoire et la sunna singulière dans le dogme, et ils concilient l’intellect et le texte. Al-Ach‘arî a utilisé la philosophie et la science de la logique pour répondre aux mou‘tazilites et aux philosophes. C’est de cette manière qu’il réussit, avec ses élèves, à affaiblir les mou‘tazilites où qu’ils se trouvaient.

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L’école ach‘arîte

    La fondation de sa propre école théologique fut une conséquence inéluctable de la rupture d’Aboû Al-Hassan Al-Ach‘arî avec la pensée mou‘tazilite. Cette institution s’inspirait de la doctrine musulmane classique, elle est le résultat de la méthodologie de l’imâm découlant d’une logique en six points :

1.    L’inventaire de toutes les thèses et doctrines islamiques qui s’étaient exprimées dans le cadre de la controverse théologique. Il les décrit dans son ouvrage encyclopédique Maqâlât al-islâmiyyîne wa khtilâfât al-mouçallîne (Les Doctrines islamiques et les divergences des orants). Il y expliquait, par exemple, comment la question de la succession du Prophète déboucha sur l’apparition de plusieurs sectes musulmanes : les khârijites énonçant que n’importe quel grand péché fait sortir de l’Islam ; les chî‘ites défendant la doctrine de l’imâmat ; les mourji’ites, à l’inverse des khârijites, prétendant que le péché n’altère pas la foi ; les fatalistes («al-jabriyya ») affirmant que l’homme n’a aucun libre-arbitre et qu’il est prédestiné ; les autodéterministes (« al-qadariyya ») réfutant l’idée de prédestination (« al-qadar ») et avançant que l’homme s’autodétermine et qu’il est seul créateur de ses actes.

2.    La classification méthodique des doctrines répertoriées. L’imâm Aboû Al-Hassan Al-Ach‘arî les replaça dans leur contexte historique et les distingua en dix grandes familles doctrinales : les chî‘ites, les khârijites, les mourji’ites, les mou‘tazilites, les jahmites, les dirârites, les houssaynites, les bakrites, les sunnites et les kilâbites.

3.    L’étude des postulats et des implications de chaque doctrine sur les différentes questions auxquelles elle s’est intéressée. L’imâm Aboû Al-Hassan Al-Ach‘arî indiquait les divergences qui pouvaient exister au sein d’un même courant. Il consacra la plus importante partie de son œuvre suscitée à la secte mou‘tazilite.

4.    L’évaluation rationnelle de la justesse et de la consistance de ces différentes doctrines.

5.    La réponse à l’égarement des sectes.

6.    L’établissement par l’imâm Aboû-l-Hassan Al-Ach‘arî de sa propre doctrine, véritable synthèse de la doctrine sunnite.

    Aboû-l-Hassan Al-Ach‘arî fut surnommé « l’imâm d’Ahl as-sounna wa-l-jamâ‘a » par la majorité des savants de son époque. Parmi ceux qui ont suivi ses opinions et qui ont parfois exagéré dans l’apologie de ses idées et méthodes, figurent : l’imâm Aboû Bakr Al-Bâqillânî ― sa défense d’Al-Ach‘arî était extrême ― ; l’imâm Al-Jourjânî (mort en 816 H), l’imâm Al-Jouwaynî (m. 478 H), l’imâm Al-Baydâwî (m. 701 H) et l’imâm Fakhr Ad-Dîn Ar-Râzî (m. 606 H).

    L’imâm Aboû Hâmid Al-Ghazzâlî, quant à lui, ne manifestait aucune admiration pour la pensée d’Aboû-l-Hassan et suivit une autre stratégie, ce qui lui valut la critique des ach‘arites.

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