(1) L’imâm Aboû Hanîfa An-Nou’mâne : Ses débuts
Koûfa, 80ème année de l’Hégire (approximativement 699 de l’ère chrétienne). Thâbit Ibnou Zoûtî, riche commerçant perse, à l’exemple de son père, attend sereinement la naissance de son premier enfant, perdu dans ses pieuses prières pour sa dame arabe.
Des pleurs le tirent de sa torpeur méditative. C’est avec un immense bonheur et une indicible reconnaissance envers son Créateur qu’il accueille dans ses bras le petit être, qui dès lors s’entend murmurer dans son oreille droite le témoignage qu’il n’y a de Dieu qu’Allâh et que Mouhammad est Son Messager ; dans la gauche, l’appel à la prière. À Ibnou Zoûtî, Dieu a fait don d’un fils porteur d’énormes espoirs. Aboû Hanîfa An-Nou’mâne , car telle sera ultérieurement l’appellation de cet enfant béni, ne le décevra pas : l’imâm ‘Alî Ibnoû Abî Tâlib n’avait-il pas invoqué les faveurs de Dieu pour Ibnou Zoûtî et sa famille ?
Thâbit Ibnou Zoûtî se souvient… Les musulmans avaient conquis Khorâsân (Pakistan et Afganistan actuels) et la Perse (Iraq). Ils avaient capturé plusieurs hommes parmi lesquels son grand-père Zoûtî, issu de la noblesse. Ils préféraient libérer leurs prisonniers gracieusement plutôt que de les soumettre à l’esclavage. Zoûtî fut de ceux qui furent libérés : il embrassa l’Islam, puis émigra de sa ville natale Kaboul vers Al-Koûfa où il rencontra L’imâm ‘Alî Ibnou Abî Tâlib . Celui-ci lui avait offert Al-Fâloudhaj — un désert succulent et coûteux —, lors d’une fête, ce qui gageait bien le lien qui unissait les deux hommes.
A la naissance du premier enfant de Zoûtî, l’imâm ‘Alî fit une invocation pour que la descendance du petit soit bénie par Dieu. La supplique de ‘Alî sera exaucée puisque le fils de Thâbit Ibnou Zoûtî sera un des plus illustres jurisconsultes du monde musulman.
L’enfant ne manquera de rien, et surtout pas d’amour : les siens sont reconnus pour leur aisance matérielle et leur profonde piété. C’est dans une ambiance familiale empreinte de religiosité et dans un pays où l’Islam est roi que se façonne Aboû Hanîfa .
La ville du futur imâm est réputée pour son brassage ethnique et culturel, ainsi que son effervescence intellectuelle, ouverte à toutes les tendances idéologiques et philosophiques : se côtoient et parfois se heurtent les religions assyriennes et perses, le manichéisme, le christianisme et le judaïsme; la philosophie gréco-romaine est fortement présente également.
L’Islam n’est pas en reste, respectant la pluralité des opinions, il permet en son sein la coexistence plus ou moins pacifique de plusieurs tendances doctrinales, politiques et juridiques : les Khawârijs, les Mourji’a, les Chiites, les Mou’tazilites, et d’autres. Il est fort probable que ce vent de liberté ait forgé la personnalité et l’esprit critique, insoumis à l’imitation aveugle, d’Aboû Hanîfa An-Nou’mâne ; la raison tient aussi une place capitale dans l’éducation du futur docte.
‘Omar Ibnou Al-khattâb avait envoyé ‘Abdoullâh Ibnou Mas‘oûd pour enseigner l’Islam aux iraquiens ; sa présence ainsi que celle de ‘Alî Ibnou Abî Tâlib avaient marqué la jurisprudence en Iraq. Aboû Hanîfa va ainsi rencontrer plusieurs successeurs qui avaient fréquenté ces deux grands Compagnons.
Ce dernier reçoit très tôt une éducation religieuse, comme il est coutume en terre d’Islam : il fixe le Coran sacré dans son cœur et s’imbibe des bonnes manières préconisées par la sunna du saint Prophète .Il lit tant le livre d’Allâh qu’on rapporte qu’il en termine plusieurs fois la lecture au cours de chaque mois de Ramadan. Il va même lire le Coran devant ‘Âçim, l’un des sept lecteurs du Coran (Al-qorrâ’ assab’ah).
La grammaire est sa matière de prédilection : peut-il en être autrement quand on sait qu’elle est la spécialité des Perses ?
Parallèlement, son père, en homme avisé, lui offre une enfance responsable : Aboû Hanîfa s’initie à l’art du commerce en aidant son paternel dans son échoppe ; cela lui permet également de fructueux échanges avec d’autres négociants. Tout ceci participe à l’éveil et à la maturité du garçon : son attitude respire l’intelligence vive qui ne demande qu’à s’épanouir et à trouver l’espace adéquat pour s’exprimer. Or, en grandissant, Aboû Hanîfa honore plus les marchés de sa présence que les cercles du savoir.
Mais Allâh veille sur Son serviteur et ne lui permet pas de gâcher ainsi ses talents. La rencontre d’Aboû Hanîfa avec l’illustre érudit Ach-Cha’bi est un signe et une grâce. Un jour, le sagace Ach-Cha’bi , alors qu’il était assis, voit déambuler devant lui le jeune homme. Il l’observe discrètement, le jauge et, perspicace, devine les prédispositions intellectuelles du futur docte. Il décide de l’aborder:
« Où vas-tu ?
– Au marché.
– Je ne me fréquente jamais les marchés. Je m’intéresse uniquement aux savants.
– Je fréquente rarement les savants.
– Ne sois pas distrait, et cherche la science ainsi que la fréquentation des érudits, car je vois en toi un éveil et un dynamisme. »
Qui ne serait pas flatté par ce compliment émanant de la bouche même d’un savant réputé et respecté ? Parce-ce que le conseil est noble et bien intentionné, reflet de celui qui l’a émis, il atteint son but, bouleverse et modifie le cœur d’Aboû Hanîfa . L’illustre maître reconnaît lui-même : « Ces paroles firent une grande impression sur moi, au point où j’abandonnais la fréquentation des marchés et me mis en quête de la science. Et c’est ainsi qu’Allâh me fit profiter de ses paroles. »
Il sera question plus tard de savoir comment et auprès de qui Aboû Hanîfa se consacrera à la science, tout en continuant consciencieusement à commercer par procuration du tissu et des vêtements : très digne, il abhorre dépendre de qui que ce soit ; bien au contraire, il aime à rendre en cadeaux plus que ce qu’on lui a offert, sa générosité est immense pour qui est dans le besoin, et son soutien financier est sans faille pour les spécialistes du hadîth et les professeurs. Sa modestie et son humilité sont à l’origine de ces mots sincères et emplis de foi : « Dépensez-en pour vos besoins et ne rendez grâce qu’à Allâh, car je ne vous ai rien donné de mon argent ; ce sont les faveurs d’Allâh à mon égard. »
Aboû Hanîfa est sensible à la situation des endettés, et il s’empresse de libérer qui est prisonnier des dettes. Une fois, marchant en compagnie de Sofiâne Ibnoû Ibrâhîm , il aperçoit un homme qui modifie son chemin à sa vue. Il le hèle et échange quelques paroles avec lui :
« Pourquoi as-tu changé ta route ?
– C’est que je te dois dix mille dirhams, et le délai de remboursement est dépassé ; n’ayant pas cette somme, j’ai eu honte envers toi.
– Gloire à Dieu ! Et c’est cela qui t’a amené à m’éviter ? Eh bien, je te fais don d’une somme équivalente à celle-là et je me porte témoin contre moi-même ; ne change plus de chemin à ma vue ! » Comment Allâh ne favoriserait-Il pas un tel serviteur, qui fuit le bas monde, passe ses nuits en prières, et jeûne durant ses journées ?
Habitué à se mettre à l’écoute des exigences de ses clients, le silence n’étouffe pas l’imâm ; les futilités, les médisances et les calomnies n’élisent pas domicile en sa bouche. C’est ce que confie Ibnou Al-Moubârak à son compagnon Sofiâne At-Thawrî (Dieu les agrée) : « Aboû Hanîfa est très éloigné de la médisance ; je ne l’ai jamais entendu médire même de ses ennemis ! » ; et l’autre de lui répondre : « Par Allâh ! Il est trop intelligent pour soumettre ses bonnes actions à ce qui est susceptible de les effacer. ». L’homme ne se répand en paroles que lorsqu’il s’agit de sciences religieuses. Ja’far Ibnou Ar-Rabi’ témoigne de cette vérité : « Je suis resté aux côtés d’Aboû Hanîfa durant cinq ans, et je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi silencieux que lui ; mais une fois qu’une question lui est posée dans la jurisprudence, et le voilà qui se répand en paroles comme le flot d’une rivière. »
En outre, le réputé savant hérite du scrupule et de l’intégrité de ses père et grand-père dans ses transactions commerciales : une femme entre dans son magasin et lui présente un habit en soie à lui vendre. Elle souhaite en tirer cent dirhams. Aboû Hanîfa l’informe que la valeur de son bien est supérieure à ce qu’elle demande. Elle porte alors le prix à deux cents dirhams.L’honnête négociant évalue le montant à plus encore, et ainsi de suite jusqu’à ce que la valeur du tissu atteigne la somme de quatre cent dirhams. La cliente croit qu’il se moque d’elle. Alors Aboû Hanîfa de lui conseiller d’appeler un homme pour apprécier son bien : elle s’exécute, et un individu prend le vêtement pour cinq cents dirhams.
Une autre fois, une femme désire acheter de la soie, Aboû Hanîfa prie son employé de ramener les tissus pour qu’elle puisse choisir à son aise. En les apportant, le commis les frappe de sa main en clamant : « Qu’Allâh prie sur le Prophète ! ». Outré, l’imâm lui lance : « Tu loues mes tissus avec la prière sur le Prophète, sur lui la grâce et la paix ? Je ne vendrai pas mes tissus aujourd’hui ! »
Un jour, une femme vint à lui et déclara : « Je suis indigente et je m’en remets à toi. Vends-moi ce vêtement au prix qu’il t’a coûté. » Aboû Hanîfa de répondre : « Prends-le pour quatre dirhams. » Elle répondit : « Ne te moque pas de moi, je suis veille. » Il dit : « J’ai acheté deux vêtements et j’en ai vendu un pour le coût des deux, moins quatre dirhams. Alors ce vêtement vaut quatre dirhams. »
A un autre moment, il envoya son associé, Hafs Ibn ‘Abd Ar-Rahmâne, avec quelques marchandises et lui dit qu’il y avait un défaut dans un vêtement. Hafs vendit la marchandise, mais oublia de mentionner le défaut et ne sut plus qui l’avait acheté. Quand Aboû Hanîfa apprit cela, il donna tout le bénéfice de la vente en charité.
Une femme vint au magasin d’Aboû Hanîfa pour acheter des vêtements. Elle s’assit sur une chaise pendant qu’Aboû Hanîfa négociait avec elle. Lorsqu’elle quitta le magasin, un homme voulut s’assoir sur la même chaise, mais Aboû Hanîfa l’en empêcha tant que la chaleur corporelle de la cliente persistait sur le siège.
Les qualités d’Aboû Hanîfa sont si nombreuses, qu’elles seront abordées dans d’autres thèmes le concernant. Ceci n’est qu’un aperçu de la personnalité lumineuse de cet érudit.