(2) Aboû Hanîfa An-Nou’mâne : Science et grandeur d’âme

École Hanafite

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   La Perse, creuset de toutes les évolutions… Aboû Hanîfa ne peut se trouver nulle part mieux que là. Bagdad, richissime et comptant environ deux millions d’individus, est en plein foisonnement social,

économie et politique : les idées et inventions sont légion. Les gens, notamment les nouveaux adhérents à l’Islam, affluent de partout. Koûfa, elle-même n’est pas en reste et vit la même effervescence.

    C’est ce cadre qui va influencer la personnalité et les réflexions du futur docte Aboû Hanîfa An-Nou‘mâne.

    Tout en s’affairant avec succès à son commerce de tissus, Aboû Hanîfa est déterminé à acquérir coûte que coûte la science religieuse. Dans cette optique, il s’ouvre à tous les champs de connaissances connus de son époque : le Coran et son exégèse (tafsîr), les hadîths, la théologie dogmatique, etc. ; les divers courants de la pensée musulmane, les nombreuses doctrines et philosophies existantes n’ont plus de secret pour lui, au point qu’il acquiert la réputation de fin polémiste face aux ambassadeurs d’autres religions et croyances.

   Aboû Hanîfa aime la science de la rhétorique (‘ilm Al-kalâm), il va effectuer  plusieurs voyages à Bassora pour débattre avec les mou’tazilites, les khawârijs et autres groupes. Cet intérêt développe chez lui un savoir-faire dans l’argumentation et la gestion des débats. Mais, il se rend rapidement compte que la science de la jurisprudence est plus bénéfique pour les musulmans et qu’elle confère sagesse et magnanimité aux savants. Voyant un jour son fils Hammâd débattre de la science de la rhétorique, Aboû Hanîfa lui conseille de ne plus s’intéresser à ce domaine. Le fils rétorque : « Comment ?! Tu nous interdis de débattre de cette science alors que tu en débattais auparavant ? ». Le père répond alors : « Lorsque nous en débattions, on dirait que les oiseaux étaient posés sur nos têtes tellement nous avions peur que notre interlocuteur ne s’égare, alors que vous en débattez en espérant que votre interlocuteur s’égare. Et celui qui est dans votre cas espère que son interlocuteur apostasie, et celui qui est dans ce cas a en fait apostasié avant son interlocuteur. »

   Ce qu’Aboû Hanîfa  affectionne par-dessus tout demeure néanmoins le fiqh (la jurisprudence), il correspond à sa nature altruiste : le fiqh n’est-il pas « la voie » par laquelle les jurisconsultes, à partir du Coran et de la sounna, cherchent des réponses aux problèmes quotidiens de leurs concitoyens ? En vérité, Aboû Hanîfa , dont l’intelligence est aiguisée, aime à l’entretenir par le savoir et la réflexion exigente, et produire un résultat concret et utile pour ses semblables.

   Pour son étude du fiqh et de l’art d’extraire les décrets du Coran et de la sounna, Aboû Hanîfa examine  les avis des prédécesseurs (salafs) et les sujets de leurs divergences.

   A la question de savoir auprès de qui Aboû Hanîfa a appris le fiqh, l’érudit répond : « J’étais dans la terre du savoir et du fiqh, j’ai fréquenté les hommes du savoir et j’ai accompagné un faqîh parmi leurs fouqahâ’ ».Koûfa et Médine sont les deux villes les plus réputées pour le fiqh : ‘Alî Ibnou Abî Tâlib, ‘Abdoullâh Ibnou Mas’oûd (que Dieu les agrée) et plus tard Ibrâhîm An-nakh’î y ont laissé un héritage jurisprudentiel important.

   Aboû Hanîfa fréquente les élèves de ‘Abdoullâh Ibnou ‘Abbâss à la Mecque durant les six années de son exil (depuis 130 H). Ceci lui permet d’exceller dans l’exégèse du Coran.

   Aboû Ja’far Al-Mansoûr demandera un jour à Aboû Hanîfa : « Ô Nou’mâne, de qui as-tu pris ton savoir ? ». Il répondra : « Des adeptes de ‘Omar, des adeptes de ‘Alî, des adeptes de ‘Abdoullâh [Ibnou Mas’oûd], et il n’y a avait pas sur terre à l’époque de Ibnou Abbâss plus savant que lui. » Aboû Ja’far ajoute alors : « Tu as tout acquis pour ta personne » (« laqad istawthaqta linafsik »).

   Ses maîtres sont nombreux et prestigieux, et le premier de la liste se nomme Hammâd Ibnou Abî Soulaymâne Al-Ach‘arî (Ra). Le père de ce savant était un esclave d’Ibrâhîm fils de Aboû Moûssâ Al-Ach’arî. Hammâd était l’élève des trois grands jurisconsultes Ibrâhîm An-Nakh’î, ‘Âmir Ach-Cha’bî et Saïd Ibnou Joubayr qui eux même étaient élèves d’Al-Qâdî Chourayh, de ‘Alqama Ibnou Qays et de Masroûq Ibnou Al-Ajda’. Ces successeurs ont tout appris des deux grands compagnons  ‘Abdoullâh Ibnou Mas’oûd et ‘Alî Ibnou Abî Tâlib .

    Ibrâhîm An-Nakh’ était un successeur, jurisconsulte et le mouhaddîth de l’Iraq. Le jour de sa mort à Koûfa (96 H), l’imâm Ach-Cha’bî déclara : « Vous avez enterré aujourd’hui le plus faqîh d’entre les gens.» On lui demanda: « Plus faqîh que Al-Hassan ? Il répondit : « Plus faqîh qu’Al-Hassan, que les savants de Bassora, que les savants de Koûfa, de châm et du hijâz. »

   ‘Âmir Ach-cha’bî (m. 103 H) était l’ami intime d’An-Nakh’î. Il a côtoyé 500 Compagnons du Prophète, desquels il apprit beaucoup. Mohamed Ibnou Sîrîne racontait : « Je suis arrivé à Koûfa et Ach-Cha’bî avait une assise du savoir dans laquelle participaient plusieurs Compagnons ». Ach-Cha’bî était un jurisconsulte, un mouhaddîth et un grand sage. »

    Saïd Ibnou Joubayr naquît à Médine en 45 H et tomba martyr à Koûfa en 95H, tué par Al-Hajjâj. Il était un savant et un grand lecteur du Coran.

    Lorsque des gens de Koûfa venaient poser leur questions à Ibnou Abbâss, il leur disait : « N’y a-t-il pas parmi vous le fils de la mère d’Addahmâ’ [en référence à Saïd qui était noir] ? ».

    Aboû Hanîfa hérite à travers son maître Hammâd de la grandeur des deux sommités suscitées.Mais il n’est pas l’unique disciple de Hammâd : Soufyâne Ath-thawrî, Chou’ba Ibnou-l-Hajjâj (l’émir des croyants dans le hadîth) et Soulaymâne Ibnou Mahrâne surnommé Al-A’mach sont les compagnons d’étude d’Aboû Hanîfa  .

    Modestement, Aboû Hanîfa raconte cette anecdote : « Je suis parti à Bassora et je pensais que j’étais capable de répondre à toutes les questions jurisprudentielles qu’on me poserait. Mais quand on m’a posé certaines questions, je n’avais pas de réponse. J’ai alors pris l’engagement de ne jamais me séparer de Hammâd jusqu’à sa mort. C’est ainsi que je l’ai accompagné dix-huit années. »

    Aboû Hanîfa (Ra) côtoie donc Hammâd Ibnou Abî Soulaymâne Al-Ach‘arî ( de vingt-deux à quarante ans : la mort privera le disciple d’un érudit exemplaire qui l’a énormément éclairé sur le fiqh et ses subtilités. Au décès du maître, Aboû Hanîfa le succède, mais fondera sa propre école en toute indépendance, trait caractéristique de sa personnalité.

   Zayd Ibnou ‘Alî Zîne Al-‘Abidîne, Ja‘far As-Sâdiq, ‘Abdoullâh Ibnou Hassan Ibnou Abî Mouhammad An-Nafs Az-Zakiya (« l’âme vertueuse »), tous descendants du Prophète — qu’Allâh les agrée — ont contribué à la formation intellectuelle d’Aboû Hanîfa  : Aboû Hanîfa leur témoigne un amour sans faille sans sombrer dans le fanatisme.

   Aboû Hanîfa rencontre certains compagnons du Prophète encore vivants à ce moment-là : Wâthila Ibnou Asqa’ (m. 85 H) ; ‘Abdoullâh Ibnou Abî Awfâ (m. 87 H) ; Sahl Ibnou Sa‘d (m. 88 H) ; Anas Ibnou Mâlik (m.93 H) ; et le dernier à disparaître, Aboû At-Toufayl ‘Amir Ibnou Wâ’ila (m. 102 H). Il fréquente également leurs disciples directs.

    Aboû Hanîfa dit à ceux qui s’intéressent à l’authentification des hadîths sans plonger dans leur compréhension : « Celui qui s’intéresse à la science du hadîth sans la jurisprudence est comme le pharmacien qui rassemble les médicaments sans connaître les maladies pour lesquelles ils sont prescrits jusqu’à l’intervention du médecin (…). »

    Un jour Aboû Hanîfa dit aux athées (ad-dahriya) : « Que dites-vous d’un homme qui prétend avoir vu un navire chargé de marchandises qui a été piégé dans les énormes vagues d’une mer, et qui malgré tout a continué à voguer  avec stabilité sans qu’il y ait un navigateur qui le dirige ? Votre raison peut-elle accepter cette information ? ». Ils répondirent : « Bien sûr que non ! ». Aboû Hanîfa de rétorquer : « Soubhânallâh, si votre raison réfute la navigation d’un navire en pleine mer sans navigateur comment croit-elle que ce monde puisse continuer d’exister malgré son immensité et la diversité de ses éléments sans qu’il n’y est un Créateur ?! ».

    Depuis quelques jours, un commérage éhonté circule dans Koûfa : ‘Othmâne Ibnou Affâne  un juif ?!…Et aucune âme savante, généreuse et courageuse ne s’élève contre cette malheureuse allégation ? C’en est trop pour le juste Aboû Hanîfa  . Avec beaucoup de délicatesse et d’intelligence, il se rend au domicile de l’auteur de cette exécrable calomnie :

« […] Je viens te demander la main de ta fille.

—   Pour qui donc ?

—   Pour un noble et riche qui connaît par cœur le Livre d’Allâh ; il se lève la nuit pour prier et pleure constamment par crainte d’Allâh.

—   Y a-t-il plus que cela pour juger la valeur d’un homme ?

—   Il y a toutefois un inconvénient…

—   Quel est-il ?

—   Il est juif.

—   Gloire à Allâh ! Tu m’ordonnes de donner ma fille en mariage à un juif ?!

—   Tu refuses ?

—   Bien sûr que oui !…

—   Mais le Prophète
a donné sa fille en mariage à un juif, à savoir… ‘Othmâne, qu’Allâh l’agrée !
—   Je demande pardon à Allâh ! Je me repens à Allâh, qu’Il soit glorifié ! », dit l’homme en recouvrant soudainement sa raison et se repentant de l’énormité de son tort.

    Aboû Hanîfa  est connu pour ce genre de répliques menées avec brio ; il manie avec talent l’art de corriger autrui sans le vexer.
Ses contemporains témoignent de ses multiples vertus, à commencer par son étudiant le plus proche, Aboû Yoûssouf qui, après la mort de son maître, répondra au calife Hâroûn Ar-Rachîd : «Ce que je sais d’Aboû Hanîfa est qu’il était très soucieux de préserver les limites imposées par Allâh pour les infractions. Il était scrupuleux et ne parlait en matière de religion qu’en connaissance de cause. Il aimait qu’Allâh soit obéi et non désobéi. Il se détournait de ceux qui se précipitaient derrière ce bas monde, et ne les concurrençait pas dans ce domaine. Il ne parlait pas beaucoup et était toujours pensif : sa science était immense, il n’était ni un grand parleur ni un grand radoteur ; lorsqu’il était interrogé sur une question dont il avait connaissance, il y répondait en ce sens, sinon il procédait par analogie avec la vérité et se conformait à ce qu’il en déduisait. Il était très méticuleux dans la préservation de sa personne et de sa religion. Il était très généreux dans l’octroi de biens ou de connaissances, et ne demandait rien à personne. Il était très éloigné de l’avidité et très éloigné de la calomnie : il ne parlait d’une personne qu’en bien. »

    La maison, silencieuse, à l’image de ses occupants, respire la piété et la sérénité. Comme à ses habitudes, Aboû Hanifâ se plonge dans sa pratique cultuelle, intensément, ou entreprend un travail intellectuel… La nuit tombe, montent du logement voisin le bruit assourdissant des pas titubants et des voix euphoriques imbibées d’alcool entonnant des chants licencieux. Chaque soir, le droit de voisinage est ainsi bafoué par un jeune homme dépravé et aimant la compagnie journalière de ses acolytes. Fort heureusement pour lui, magnanimité et patience habitent l’illustre imâm, qui supporte si longtemps ces débordements qu’il finit par connaître par cœur les paroles des chansons qui lui parviennent ; elles disaient : « Ils m’ont abandonné ! Et quel jeune homme ont-ils abandonné !… »

    Bizarrement, une nuit, rien ne filtre de la maison voisine… doit-on s’en réjouir ou s’en inquiéter ? Dès le lendemain, Aboû Hanîfa s’enquiert des nouvelles du jeune homme : la police des mœurs l’a appréhendé en état d’ébriété, et le voilà en prison avec ses compagnons. Le commun des croyants aurait dit : « Louange à Dieu, de nous en avoir débarrassé ! ». Or, Aboû Hanîfa interpelle ses disciples en ces termes : « Allons œuvrer pour faire libérer notre voisin ! Car le droit du voisin est un devoir pour nous, et Jibril l’a recommandé au Messager d’Allâh. »

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    L’émir de la ville ne peut que se lever par respect quand il voit arriver à lui le réputé imâm ; il lui fait bon accueil et le questionne sur la raison de sa venue :« Je suis venu pour mon voisin : il a été arrêté la veille par des agents de la paix. Je te sollicite sa  libération ; laisse-moi racheter sa faute !—   Je lui rends sa liberté, ainsi qu’à tous ceux qui sont avec lui ! », rétorque l’émir.Face aux prisonniers, l’émir dit : « Je vous ai libérés par considération pour mon maître Aboû Hanîfa ! Remerciez-le et invoquez Allâh en sa faveur ! » Une fois hors des murs de la prison, Aboû Hanîfa s’adresse à son voisin :« T’avons-nous abandonné, ô jeune homme ?—   Non, maître et seigneur ! Dorénavant, tu ne me verras plus faire ce qui risque de te porter préjudice. —   Aide-toi avec cet argent, dit Aboû Hanîfa en lui tendant dix dinars, pour compenser ce que tu as perdu durant ton incarcération ! Et si tu as besoin de quoi que ce soit, n’hésite pas à faire appel à nous, et n’aie aucune retenue à ce sujet ! Rentre maintenant chez toi, afin que ta famille se réjouisse de ta libération ! »

    Depuis cette mésaventure et l’intervention providentielle d’Aboû Hanîfa , effectivement, le jeune trublion ne se fera plus remarquer en mal, bien au contraire, il assistera assidûment aux assises de son bienfaiteur, et deviendra un jurisconsulte reconnu.

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