Commentaire de l’aphorisme 11 (article)

Sagesses d'Assakandarî (articles)

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إدفِن وجودَك في أرض الْخُمول فما نَبَتَ مِمّا لم يُدْفَن لا يَتِمُّ نِتاجُه

« Ensevelis-toi dans la terre de l’anonymat : ce qui pousse avant d’être mis en terre ne parvient pas à maturité. »

   Le mot « al-khoumoûl : الخُمول » ne fait pas référence à la fainéantise ou à la fatigue comme le pensent certains. Il signifie plutôt « s’éloigner de la célébrité » et rester sous le voile de l’anonymat. On dit donc d’un homme qu’il est « khâmil : خامِل » lorsqu’il n’est pas connu par les gens.

   Dans cet aphorisme, Ibnou ‘Atâ’i Allâh recommande à la personne qui souhaite entreprendre de grands projets ou qui cherche à acquérir des responsabilités religieuses ou profanes de passer d’abord par une phase de repli ancrée dans l’anonymie, loin de la célébrité et de la lumière. Pendant cette phase, qui peut plus ou moins durer, la personne doit s’occuper d’elle-même, faire mûrir son esprit, se construire, se purifier de ses défauts et de ses péchés avant de s’élancer dans le domaine public et s’exposer aux projecteurs qui risquent de le brûler.

   Ibnou ‘Atâ’i Allâh compare cette règle éducative dans la vie de l’homme à la loi qui régit la vie des végétaux. Si une semence est posée à la surface de la terre, elle ne peut aucunement germer et croître : elle risque d’être brûlée par le soleil, d’être emportée par le vent ou encore d’être avalée par un animal. De plus, elle ne pourra pas profiter de l’eau, puisque celle-ci s’enfonce toujours dans les profondeurs de la terre et ne demeure pas assez à sa surface.

   En revanche, lorsqu’une graine est enterrée dans l’obscurité de la terre, elle est protégée de tous les aléas de la nature et prend son temps pour puiser l’énergie dont elle a besoin afin de  germer, jeter ses racines et les étaler dans le tréfonds de la terre. Elle ira jusqu’à briser la roche avant d’émerger à la surface et profiter des rayons du soleil qui lui donnent la vitalité nécessaire à sa croissance et à son épanouissement.

   C’est sur les bases de cette règle naturelle que le musulman doit se frayer un chemin vers la responsabilité lorsqu’il l’a méritée.

   Le croyant qui aspire à jouer un rôle important dans sa communauté ou pour sa religion doit passer par cette phase de construction et de formation avant d’atteindre le stade de développement et de transmission.

   Cette première étape doit être entreprise sous l’anonymat et loin des projecteurs. L’homme peut découvrir son Seigneur et prendre conscience de son état de serviteur en peu de temps. Mais pour accomplir ses devoirs religieux avec sincérité, pour connaître les détails de sa religion, appeler à Dieu et empêcher le réprouvable, il a besoin d’être comme la semence. Il doit se replier sur lui-même, s’éloigner des activités sociales un certain temps afin de mieux se connaître, de percevoir ses faiblesses et ses maladies, et s’engager à les guérir et à acquérir l’immunité nécessaire pour la suite.

   En effet, lorsque l’aspirant s’expose trop précocement à la célébrité, il risque de tomber dans l’ostentation en œuvrant pour préserver l’image qu’il s’est forgé devant les gens. Ses œuvres seront ainsi dénuées de sincérité et Satan réussira facilement à le piéger. Il concourra alors à son plaisir, à sa réputation, à son enrichissement matériel et verra ses œuvres aussi dissipées que peuvent l’être les semences restées à l’air libre. Dieu dit à ce sujet dans le Coran : « Les œuvres de ceux qui ont mécru en leur Seigneur sont comparables à de la cendre violemment frappée par le vent, dans un jour de tempête. Ils ne tireront aucun profit de ce qu’ils ont acquis. C’est cela l’égarement profond. », s.14 Ibrâhîm, v.18.

   ‘Omar Ibnou Al-Khattâb  recommandait : «  Apprenez avant de devenir responsables. »

   Al-Boukhârî, en mentionnant cette citation, a ajouté : « … et après que vous soyez responsables » pour qu’on ne croie pas que la responsabilité empêche l’individu de continuer à apprendre. ‘Omar Ibnou-l-Khattâb donna ce conseil parce qu’il savait que lorsqu’une personne acquiert une responsabilité sociale et se forge une image importante aux yeux des gens, il lui devient difficile de s’asseoir comme un étudiant pour apprendre. Un sentiment de fierté s’empare d’elle, l’empêchant d’observer l’humilité dont doit faire preuve tout élève pour s’instruire : fréquenter des savants, leur poser des questions et reconnaître la limite de ses connaissances.

   L’aspirant doit donc cheminer le plus longtemps possible dans l’acquisition du savoir avant d’avoir des responsabilités. À ce stade, il est en effet moins aux prises avec l’orgueil ou la flatterie.

   D’ailleurs, dans les sociétés actuelles, l’acquisition de l’information et des connaissances est devenue tellement aisée que n’importe quel débutant ignare peut être projeté au rang de prédicateur ou guide religieux et bénéficier d’une notoriété dépassant les frontières. Il suffit d’ailleurs de s’intéresser aux chaînes religieuses satellitaires pour découvrir des prédicateurs auto-proclamés. Ils abordent tous les domaines et répondent à tous les questionnements des téléspectateurs alors qu’ils ne possèdent même pas les bases élémentaires de la langue arabe, ou de la lecture ou la compréhension du Coran. Que dire des sciences islamiques dont ils n’ont aucune notion ?!

   Un jour, ‘Abdoullâh Ibnou Mas‘oûd  s’adressa aux gens de Bassora en ces termes : « Aujourd’hui vos prédicants sont minoritaires et vos savants sont majoritaires, mais arrivera une époque où les prêcheurs deviendront majoritaires et les doctes minoritaires ». La parole de ce Compagnon montre qu’être un bon prédicateur ne signifie pas « être savant ». Accumuler un maximum de données n’est pas synonyme d’acquérir le savoir. Dieu précise à propos des véritables érudits : « …Ce sont les savants qui craignent le plus Dieu…  », s.35 Fâtir (Le Créateur), v.28.

   Les générations précédentes disaient à juste titre : « Le faqîh (celui qui a compris la religion) est celui qui apprend la sincérité avant d’agir, la remise confiante en Dieu avant d’acquérir sa subsistance, et l’humilité avant de devenir responsable ».

   Quant à celui qui se lance prématurément dans la responsabilité en grillant les étapes, il est – comme le dit le proverbe arabe – à l’image du raisin qui s’est asséché avant de mûrir en cherchant à devenir un raisin sec.

   « Ensevelis-toi dans la terre de l’anonymat : ce qui pousse avant d’être mis en terre ne parvient pas à maturité. »

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   La phase d’anonymat par laquelle doit passer l’aspirant à ses débuts lui permet d’entretenir un regard attentif et objectif sur ses défauts, un regard non pollué par les éloges dont pourraient le combler les gens s’il était célèbre.

   Les éducateurs mystiques conseillent : « Ensevelis ce à propos de quoi on peut te couvrir d’éloges au sein de ton savoir, tes œuvres, ton état d’âme et tout ce qui peut t’empêcher de voir tes défauts. » En effet, celui qui se trouve sous les projecteurs peut finir par croire que son for intérieur est conforme à l’image que les gens se font de lui et qu’il est exempt de défauts parce que l’on vante son savoir, sa piété ou sa droiture. Cet état d’esprit inhibe l’élan salvateur vers la voie du repentir qui nécessite de l’aspirant une connaissance parfaite de ses défauts, la reconnaissance de son indigence et le besoin incontournable du pardon divin.

   Al-Hadramî affirmait dans le même état d’esprit : « Sois une personne anonyme parmi les gens et sois-en satisfait. Cela est plus à même de protéger ta vie et ta religion. Celui qui multiplie la fréquentation des gens ne protège pas sa religion et basculera continuellement entre progrès et régression ». Cette idée fut résumée par un sage en quelques mots : « À chaque fois que tu t’ensevelis dans les profondeurs de la terre, ton cœur escaladera les hauteurs du ciel. »

    Avant que le Prophète  reçoive la révélation, Allâh  lui a inculqué l’amour de la solitude pour mieux le préparer à la grande mission. L’Envoyé de Dieu aimait se retirer de la société et prendre refuge dans la grotte de Hirâ’, dans laquelle il se retranchait pendant plusieurs jours. Son épouse Khadîja  était la seule à lui rendre visite de temps à autre pour lui apporter des provisions. S’isoler des gens et de la vie active publique pendant une certaine période permettait au Prophète  de se vouer à une meilleure méditation, de mieux se connaître et de se poser les bonnes questions.

    À l’instar du Prophète , l’aspirant a besoin de s’ensevelir dans une vie obscure avant d’occuper des postes à responsabilités, en se fixant trois objectifs :

1- acquérir le savoir ;

2- purifier son ego de tout sentiment négatif tel que l’angoisse, l’égoïsme, l’ostentation, etc. ;

3- purifier son cœur de l’amour de tout ce qui est autre que Dieu, au point que rien ne le détourne de son Seigneur.

   Sans ces trois conditions préalables, tout individu qui s’élance dans la société en tant que guide ou prédicateur finira tôt ou tard par s’égarer et dévoyer ceux qui le suivent. Il se peut que les musulmans qui l’écoutent manquent tellement de connaissances et de discernement, qu’ils le considèrent avec crédulité comme un guide. Mais comment réussir en suivant une personne noyée dans l’amour des jouissances terrestres, qui manque de savoir et qui est rongée par les maladies du cœur ?

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   Les mystiques ont bien cerné le danger attenant à la popularité et affirment avec justesse : « L’anonymat est un bienfait réprouvé par l’ego, et la célébrité est un mal aimé par tous les gens. »

   Ces paroles doivent être comprises à la lumière du deuxième aphorisme d’Ibnou ‘Atâ’i Allâh : « Vouloir le dénuement quand Dieu t’impose l’état de causalité est le résultat d’une passion cachée, et vouloir l’état de causalité alors que Dieu t’as mis dans le dénuement est le fruit d’une passion cachée ».

   Autrement dit, le serviteur ne doit pas aspirer à la célébrité, il doit commencer par cheminer vers Dieu dans la discrétion, mais si Allâh  lui facilite la voie de la célébrité, il n’a pas à s’en soustraire. Il s’acquittera de ses devoirs en gardant la vigilance nécessaire pour ne pas basculer dans l’ostentation ou le manque de sincérité et en continuant à apprendre auprès de ceux à qui Dieu a donné plus de savoir que lui, car « …au-dessus de toute personne détenant du savoir il y a un savant », s.12 Yoûssouf, v.76. C’est d’ailleurs dans ce sens qu’Al-Boukhârî a complété les paroles de ‘Omar Ibnou Al-Khattâb « Apprenez avant d’être responsables » avec « et même après l’acquisition de la responsabilité ».

   Avec ce onzième aphorisme, Ibnou ‘Atâ’i Allâh s’adresse à l’aspirant qui vient de débuter son cheminement : tant qu’il n’est pas submergé par les responsabilités sociales et tant qu’il n’est pas devenu la propriété des autres, il doit profiter de son anonymat pour réunir un maximum de réserves spirituelles. Il profitera ainsi plus facilement de son temps libre et de certains moments de solitude pour méditer sur l’existence, apprendre le Coran ou du moins une partie, acquérir les sciences islamiques, fréquenter les savants, respecter les séances de rappel, se remettre en cause, etc.

   L’aspirant est en réalité à l’image d’un commerçant qui ne peut s’engager dans un négoce sans avoir auparavant réfléchi aux tenants et aux aboutissants de ce commerce. Il prend le temps de se former sur les lois juridiques relatives aux entreprises commerciales, de se perfectionner en comptabilité et de mener officieusement une étude de marché. Ce n’est qu’après cette phase préparatoire qui doit se dérouler dans la discrétion la plus totale qu’il peut lancer son commerce et espérer une réussite certaine.

   Quant à celui qui se lance dans une entreprise quelconque – commerciale ou religieuse – en pensant réguler les événements au fur et à mesure, il voue assurément ses affaires à l’échec, puisque les problèmes successifs et les préoccupations occasionnées par ses activités l’empêcheront de trouver du temps pour étudier les solutions censées sauver son action du désastre.

Quelques modèles de discrétion

   Lorsqu’une personne ne possède pas les moyens permettant d’intervenir dans le domaine de la prédication publique, elle doit alors se contenter de s’occuper d’elle-même et de ses proches sans chercher à gagner une notoriété qu’elle ne mérite pas. L’objectif du croyant est de satisfaire Dieu, peu importe si les gens le connaissent ou pas.

   Anas Ibnou Mâlik  rapporta les propos du Prophète  : « Que sont nombreuses les personnes échevelées, couvertes de poussière, portant des habits anciens, auxquelles on ne prête aucune attention et qui sont exaucées par Dieu dès qu’elles Le supplient. Parmi elles figure Al-Barâ’ Ibnou Mâlik » [Rapporté par At-Tirmidhî – authentifié par Al-Albânî.]

   Le Compagnon cité dans ce hadîth faisait preuve d’une discrétion exemplaire, et personne ne le mentionnait tellement qu’il n’aimait pas être mis en avant. D’ailleurs, lors de la bataille d’Al-Ahwâz contre l’armée de cette ville et celle des Perses, ‘Omar Ibnou Al-Khattâb  demanda à Aboû Moussâ Al-Acha‘rî de nommer Souhayl Ibnou ‘Adiyy à la tête de l’armée musulmane et de poster Al-Barâ‘ Ibnou Mâlik à ses côtés, tant qu’il comptait sur la piété de cet homme pour remporter la victoire.

   Dès le début du combat, les Compagnons sollicitèrent Al-Barâ’ en ces termes : « Te rappelles-tu Al-Barâ’ de ce qu’a dit le Prophète  sur toi ? “Que sont nombreuses les personnes échevelées, couvertes de poussière, portant des habits anciens, auxquelles on ne prête aucune attention et qui sont exaucées par Dieu dès qu’elles le supplient…” Ô Al-Barâ’ implore Dieu d’infliger la défaite à nos ennemis et de nous accorder le triomphe ! » C’est alors qu’Al-Barâ’ a levé les mains au ciel et invoqua Dieu par ces mots : « Seigneur Dieu, livre-nous leurs épaules, Seigneur Dieu donne-leur la défaite et accorde-nous la victoire et fais-moi rejoindre Ton prophète aujourd’hui même ! » Al-Barâ’ jeta alors un dernier regard en direction de son frère Anas Ibnou Mâlik comme pour lui dire adieu et s’est engagé dans la lutte : il réussit à abattre pas moins de cent combattants ennemis. À la fin de la bataille, les musulmans ont trouvé le corps d’Al-Barâ’ « [gisant à] terre avec un visage souriant comme la lumière de l’aube, et à ses côtés son sabre qui était intact », propos rapportés par Al-Hâkim, Aboû Na‘îm et Al-Bazzâr.

   Le Prophète  était un jour assis en compagnie d’Al-Aqra‘ Ibnou Hâbiss, le chef des Banî Tamîm, quand un musulman pauvre passa devant eux. Le Prophète  questionna Al-Aqra‘ : « Que dis-tu de cet homme ? » Al-Aqra‘ répondit : « Cet homme, cher Messager de Dieu, est un pauvre, qu’on refoulera s’il demande la main d’une femme, à qui on ne donnera pas la permission [d’entrer] s’il la réclame, et à qui on ne prêtera pas l’oreille s’il parle. »

   Peu de temps après, un homme riche passa devant eux, et le Prophète  dit à Al-Aqra‘ : « Et que dis-tu de cet homme ? » Al-Aqra‘ répondit : « Cet homme a toutes les chances d’être accepté s’il demande la main d’une femme, d’être autorisé [à entrer] s’il en demande l’autorisation, et d’être écouté s’il parle. » Le Prophète  conclut : « Celui-là [en parlant du pauvre] est meilleur qu’une terre remplie de personnes semblables à d’autres ! »

   Un jour, ‘Omar Ibnou-l-Khattâb  entra dans la mosquée et trouva Mou‘âdh Ibnou Jabal  assis à côté de la tombe du Prophète  en pleurs. Lorsque le calife l’interrogea sur la raison de sa tristesse, le Compagnon répondit : « Un hadîth que j’ai entendu du Messager de Dieu qui dit : “Le peu d’ostentation est considéré comme de l’associationnisme. Et celui qui montre une animosité aux élus de Dieu, il déclarera ainsi la guerre à Dieu. Allâh aime les bienfaisants, pieux, discrets qui ne manquent à personne lorsqu’ils sont absents, et ne sont connus par personne lorsqu’ils sont présents, leurs cœurs sont des lanternes dans les ténèbres, ils sortent de toute calamité obscure.” » [Rapporté par Al-Moundhirî – la chaîne de transmission est valide ou bonne.]

   Bien évidemment, l’aphorisme d’Ibnou ‘Atâ’i Allâh n’exhorte pas les aspirants à se replier complètement sur eux et à ne jamais fréquenter les gens car le Prophète  a déclaré : « Celui qui fréquente les gens et endure devant leur mal est mieux que celui qui ne les fréquente pas et n’endure pas devant leur mal ».

   Il s’agit seulement de se préparer spirituellement avant de s’engager dans des activités publiques. Mais dès que le travail du croyant dévoile l’identité de celui-ci au reste de la société, il est important pour lui de s’octroyer des moments de solitude pour se ressourcer. En ce sens, l’aphorisme suivant éclaircira précisément cette idée : « Rien n’est utile au cœur autant qu’une solitude qui le fait entrer dans le domaine de la méditation. »

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