Commentaire de l’aphorisme 17 (article)

Sagesses d'Assakandarî (articles)

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«  ما ترك من الجهل شيئاً من أراد أن يحدث في الوقت غير ما أظهره الله فيه »

   « Il épuise toute ignorance celui qui veut que dans l’instant présent advienne autre chose que ce que Dieu y manifeste »

   Allâh a placé l’être humain au cœur d’une dimension temporelle qui lui permet de réaliser ce pour quoi il a été créé tout en respectant un cadre de liberté préalablement définie. Chacun investit son temps dans des occupations qu’il maîtrise ou qu’il choisit, ce qui permet à l’espèce humaine d’investir des champs d’activités aussi multiples que variés. Pendant que certains s’engagent dans la quête du savoir, d’autres se lancent dans le commerce ou dans l’industrie, dans l’agriculture ou la politique. C’est en effet cette diversification dans les choix d’investissements personnels qui permet d’établir une société équilibrée propice à la réalisation de la seconde mission de l’homme : investir la terre. Le Coran l’affirme clairement : « De la terre Il vous a créés et Il vous l’a fait peupler et exploiter », s.11 Hoûd, v.61.

   Quant à la mission première de l’homme, elle consiste à s’engager dans un espace commun réunissant tous les humains de manière homogène sans différenciation aucune : l’adoration d’Allâh .

   « Je n’ai créé les djinns et les humains que pour M’adorer », s.51 Adh-Dhâriyât (Qui éparpillent), v.56.

وَمَا خَلَقۡتُ ٱلۡجِنَّ وَٱلۡإِنسَ إِلَّا لِيَعۡبُدُونِ

    L’investissement des hommes dans les domaines de la vie courante relève donc de la volonté divine. Chacun trouve sa place selon les dispositions facilitées par Allâh . À son époque, le Prophète  encourageait déjà ses Compagnons à travailler : « Œuvrez, car chacun est guidé vers ce pour quoi il a été créé… » [Rapporté par Al-Boukhârî et Mouslim.]

   La société humaine ressemble de très près à une ruche d’abeilles : chaque membre joue un rôle bien déterminé dans sa communauté et la survie du groupe dépend justement de cette variété de fonctions. Ce n’est pas parce que la femelle qui pond les œufs prend le nom de « reine » qu’elle bénéficie d’un traitement privilégié, puisqu’elle fournit autant de travail que ses congénères ; et si toutes les femelles étaient des reines, la ruche ne survivrait pas. De même, si tous les humains accomplissaient les mêmes tâches, l’équilibre de leur société serait précaire et leur avenir condamné.

   Grâce à ces éléments, il devient évident que les variations entre les qualités, les richesses et les capacités des uns et des autres représentent une richesse indispensable à l’exploitation de la terre ; c’est ainsi que son investissement se concrétisera dans les meilleures conditions.

   Ibnou ‘Atâ’i Allâh déclare dans cet aphorisme « Il épuise toute ignorance celui qui veut que dans l’instant présent advienne autre chose que ce que Dieu y manifeste ». Cet énoncé est une réponse à celui qui souhaite que tous les gens se consacrent exclusivement à l’adoration rituelle, ou uniquement à l’acquisition du savoir et à sa transmission.

   Dieu dit : « Les croyants n’ont pas à quitter tous leurs foyers. Pourquoi de chaque clan quelques hommes ne viendraient-ils pas s’instruire dans la religion, pour pouvoir à leur retour avertir leur peuple afin qu’ils soient sur leur garde. », s.9 At-Tawba (Le Repentir), v.122.

وَمَا كَانَ ٱلۡمُؤۡمِنُونَ لِيَنفِرُواْ ڪَآفَّةً۬‌ۚ فَلَوۡلَا نَفَرَ مِن كُلِّ فِرۡقَةٍ۬ مِّنۡہُمۡ طَآٮِٕفَةٌ۬ لِّيَتَفَقَّهُواْ فِى ٱلدِّينِ وَلِيُنذِرُواْ قَوۡمَهُمۡ إِذَا رَجَعُوٓاْ إِلَيۡہِمۡ لَعَلَّهُمۡ يَحۡذَرُونَ

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   La vie menée à l’époque du Prophète  par les Compagnons illustre parfaitement l’harmonie dégagée par l’enchainement naturel de leurs activités quotidiennes. Après avoir accompli la prière de l’aube derrière le Prophète , les fidèles vaquaient à leurs occupations : certains prenaient la route des champs, d’autres se dirigeaient vers le marché pour vendre ou acheter, nombreux étaient ceux qui façonnaient des produits artisanaux ou des armes de guerre, tandis que plusieurs – complètement détachés de la vie mondaine – se consacraient exclusivement à l’adoration rituelle. Mais dès que le muezzin lançait l’appel à la prière, les musulmans affluaient des quatre coins de la ville pour se réunir autour du Prophète  en vue d’accomplir la même fonction collective : la prière.

   Aucun d’entre eux ne remettait en cause le choix de l’autre et le Prophète  n’a jamais incité les fidèles à renoncer à leur travail, ni stigmatisé les croyants passant toute leur journée en adoration. Le Messager se contentait de marquer les limites à ne pas franchir par les uns et les autres : les premiers ne devaient pas être absorbés par leur travail au point d’oublier Dieu et la concentration adorative des seconds devait s’estomper de temps à autres pour laisser place à leurs devoirs temporels. La révélation permettait également de maintenir cet équilibre : « Dis : “si vos pères, vos enfants, vos frères, vos épouses, vos clans, les biens que vous gagnez, le négoce dont vous craigniez le déclin et les demeures qui vous sont agréables, vous sont plus chers qu’Allâh, Son messager et la lutte dans le sentier d’Allâh, alors attendez qu’Allâh fasse venir Son ordre. Et Allâh ne guide pas les gens pervers.” », s.9 At-Tawba (Le Repentir), v.24.

قُلۡ إِن كَانَ ءَابَآؤُكُمۡ وَأَبۡنَآؤُڪُمۡ وَإِخۡوَٲنُكُمۡ وَأَزۡوَٲجُكُمۡ وَعَشِيرَتُكُمۡ وَأَمۡوَٲلٌ ٱقۡتَرَفۡتُمُوهَا وَتِجَـٰرَةٌ۬ تَخۡشَوۡنَ كَسَادَهَا وَمَسَـٰكِنُ تَرۡضَوۡنَهَآ أَحَبَّ إِلَيۡڪُم مِّنَ ٱللَّهِ وَرَسُولِهِۦ وَجِهَادٍ۬ فِى سَبِيلِهِۦ فَتَرَبَّصُواْ حَتَّىٰ يَأۡتِىَ ٱللَّهُ بِأَمۡرِهِۦ‌ۗ وَٱللَّهُ لَا يَہۡدِى ٱلۡقَوۡمَ ٱلۡفَـٰسِقِينَ

« Ô vous les croyants voulez-vous que je vous indique un commerce qui vous sauvera d’un châtiment douloureux ? Vous croyez en Allâh et en Son messager et vous combattez avec vos biens et vos personnes dans le chemin d’Allâh, et cela vous est bien meilleur, si vous saviez », s.61 Aç-Çaff (Le Rang), v.10-11.

يَـٰٓأَيُّہَا ٱلَّذِينَ ءَامَنُواْ هَلۡ أَدُلُّكُمۡ عَلَىٰ تِجَـٰرَةٍ۬ تُنجِيكُم مِّنۡ عَذَابٍ أَلِيمٍ۬ (١٠) تُؤۡمِنُونَ بِٱللَّهِ وَرَسُولِهِۦ وَتُجَـٰهِدُونَ فِى سَبِيلِ ٱللَّهِ بِأَمۡوَٲلِكُمۡ وَأَنفُسِكُمۡ‌ۚ ذَٲلِكُمۡ خَيۡرٌ۬ لَّكُمۡ إِن كُنتُمۡ تَعۡلَمُونَ

« Ô vous qui avez cru ! Quand on appelle à la çalât du jour du vendredi, accourez à l’invocation d’Allâh et laissez tout négoce. Cela est bien meilleur pour vous, si vous saviez. », s.62 Al-Joumou‘a (Le Vendredi), v.9.

يَـٰٓأَيُّہَا ٱلَّذِينَ ءَامَنُوٓاْ إِذَا نُودِىَ لِلصَّلَوٰةِ مِن يَوۡمِ ٱلۡجُمُعَةِ فَٱسۡعَوۡاْ إِلَىٰ ذِكۡرِ ٱللَّهِ وَذَرُواْ ٱلۡبَيۡعَ‌ۚ ذَٲلِكُمۡ خَيۡرٌ۬ لَّكُمۡ إِن كُنتُمۡ تَعۡلَمُونَ

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   Aussi, plusieurs ahâdîth prophétiques exhortent les musulmans à exercer une activité rémunératrice :

« Est béni l’argent licite lorsqu’il est entre les mains d’un homme pieux. »

« Le musulman fort est plus aimé et plus proche de Dieu que le musulman faible. »

« La main haute est préférée par Dieu que la main basse. »

   Les biens acquis par un père de famille et que celui-ci dépense pour son foyer sont considérés comme une aumône. Toutes ces incitations à travailler encouragent les musulmans à exercer des activités rentables pour eux-mêmes et favorisant l’épanouissement de la vie sur Terre. Choisir de vivre dans le renoncement total des biens de ce monde ne doit pas être une décision majoritaire dans la communauté musulmane.

   Par ailleurs, maintenir un équilibre sociétal était déjà d’actualité à l’époque du Prophète . Les riches dépensaient de leurs biens pour aider les démunis, les pauvres représentaient un rappel concret pour les nantis qui n’oubliaient pas de remercier Dieu pour les bienfaits dont ils disposaient, et les savants – qui ont consacré leur vie à l’acquisition du savoir et à sa transmission – éduquaient les âmes et nourrissaient les cœurs. C’est ainsi que dans la première société musulmane, des riches comme Abder-Rahmâne Ibnou ‘Awf  et ‘Othmâne Ibnou ‘Affâne  n’hésitaient pas à mettre une grande partie de leurs biens, sinon toute leur richesse, au service du message divin. Des pauvres tels qu’Aboû Hourayra  et Salmâne Al-Fârissî  ont largement diffusé les enseignements prophétiques et la sagesse afférente. L’abnégation exemplaire d’Aboû Hourayra  permit à ce noble Compagnon de suivre le Prophète  de près et de transmettre tout ce qu’il entendait de lui.

   C’est ainsi que certains rendaient service à l’Islam grâce au fruit de leur labeur pendant que d’autres servaient également la même cause en se détachant sensiblement des biens de ce monde. Leur espace de vie commune se partageait entre les lieux de prière et les champs de bataille dans le sentier de Dieu. Tous étaient animés par une sincérité profonde qui transformait toutes leurs actions en des adorations largement récompensées par Allâh . Les plus démunis et les ascètes n’enviaient aucunement les riches et les travailleurs car ces derniers ne manquaient pas de soutenir généreusement les premiers en leur assurant l’aide matérielle nécessaire à leur subsistance. D’ailleurs, il était de coutume chez les musulmans à travers plusieurs générations de subvenir aux besoins des étudiants qui souhaitaient s’investir dans les sciences religieuses et des croyants qui se retiraient de la vie matérielle. Les uns avaient besoin des autres et réciproquement ; Dieu leur facilitait leur choix respectif tant que ce beau monde était animé d’une sincérité à toute épreuve et respectait les exigences de l’Islam.

   En transposant cet aphorisme à la condition des musulmans européens d’aujourd’hui, il est évident que demander à ces derniers de délaisser leur poste dans les différents domaines d’activités pour se consacrer exclusivement à l’adoration relève de l’utopie. Certes l’aspect matérialiste d’un tel engagement terrasse les musulmans dans la mesure où la société dans laquelle ils vivent ne promeut que le capitalisme à outrance. Il est donc préférable dans ce cas d’exhorter ces croyants à user de leurs biens dans le sentier de Dieu pour encourager toute entreprise propice au renforcement de leur spiritualité. Il s’agit par exemple de participer à la construction de mosquées ou d’encourager des jeunes à s’engager dans la quête du savoir, quitte à leur assurer des bourses d’étude pour l’étranger, puisque le contexte actuel ne permet pas encore de former des imâms et de bons étudiants sur place.

   Ces musulmans sont invités à consacrer une partie de leur temps libre à fréquenter les assises de Coran (ou d’autres sciences religieuses) pour s’instruire et rayonner en la matière auprès de leur famille et autour d’eux. Ils participeront ainsi directement à l’épanouissement spirituel des nouvelles générations et au rétablissement de l’équilibre entre ce qui relève du temporel et ce qui concerne le domaine spirituel.

   Les retraités ont également un grand rôle à jouer, puisqu’ils disposent de temps libre à foison : remplir les mosquées par la lecture du Coran et par l’évocation de Dieu doit être une de leur activité essentielle. Les œuvres pieuses régulières représentent un bouclier spirituel inébranlable qui protège la communauté contre tout spectre dévastateur.

Quant au reste des musulmans, chacun est invité à agir dans son champ d’activités ou son entourage pour assainir les principes souillés par des entrepreneurs, des commerçants, des journalistes peu scrupuleux.

   Cet aphorisme permet aussi d’aborder un autre problème fréquent dans le monde islamique : la volonté naïve de certains utopistes musulmans à changer le monde en un laps de temps très court.

   En effet, lorsqu’un être humain s’imprègne de l’Islam et découvre avec regret et amertume les injustices qui touchent sa communauté aux quatre coins du globe – et qu’il est de surcroit lui-même victime d’un préjudice à cause de son appartenance à l’Islam – une forte envie de rétablir l’équité germe et s’installe progressivement dans son esprit. C’est ainsi que certains décident de concrétiser ce souhait légitime mais stérile, voire contre productif, en s’engageant dans un dispositif personnel ou collectif destiné à changer la situation sociale, économique, éducationnelle et politique de son pays en un temps record. Le croyant s’isole alors de sa communauté et se confine dans un processus étriqué qui risque malheureusement de l’entrainer dans une violence aveugle qu’il pense être un jihâd.

   Cette vision minimaliste du contexte environnant omet un facteur important : le temps. Ce critère essentiel entre en compte dans la guérison de toute maladie aussi bénigne soit-elle, alors qu’en est-il lorsqu’il s’agit des maux de toute une société ?!

   Allâh  a créé le monde en six jours – dans une dimension temporelle différente de la nôtre – alors qu’Il aurait pu le créer en un clin d’œil. Les messagers et les prophètes se sont complètement investis dans la prédication et l’appel à Dieu pendant des années, voire des générations, mais malgré ce sacrifice, certains d’entre eux n’ont même pas connu la consécration de leurs convictions ; d’autres prêchèrent sans être suivis par quiconque.

   Lorsque la première génération de musulmans a subi les supplices de la part des Qoraychites, plusieurs vinrent demander au Prophète  l’autorisation de prendre les armes pour défendre leur cause et leurs vies. Mais le Messager se contentait de leur répondre  « je n’y suis pas encore autorisé » ou  « retenez vos mains et accomplissez la çalât ».

   Malheureusement, de nombreux mouvements islamiques contemporains ne prennent pas en compte ce facteur temps comme agent principal et déterminant dans leur tentative d’améliorer la condition des musulmans. À cause de cette ignorance, plusieurs de leurs adeptes se sont engagés dans des heurts sanglants impliquant des innocents, sans résultat notable. Et quelle perte de temps pour ces jeunes qui finissent par s’exiler ou croupir dans les prisons pendant des décennies, ou même dans leur demeure dernière suite à un projet avorté. Leur véritable avenir se construit à travers une éducation éclairée transmise dans la patience et l’espoir.

   « Il épuise toute ignorance celui qui veut que dans l’instant présent advienne autre chose que ce que Dieu y manifeste ».

   Enfin, cet aphorisme pourrait erronément faire croire à certains qu’ils doivent poursuivre le cheminement matérialiste dans lequel ils se trouvent, quitte à différer leurs devoirs religieux de temps à autres pour les accomplir à des moments où ils seraient moins occupés par leur travail ou leurs divers engagements. À ces inconscients, l’aphorisme suivant énonce : « Ajourner tes œuvres pour un temps où tu seras plus libre, c’est se sacrifier aux penchants de l’âme ».

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