Commentaire de l’aphorisme 19 (article)

Sagesses d'Assakandarî (articles)

f1« Ne demande pas à Dieu de te sortir d’un état pour t’utiliser dans un autre. S’il le voulait, Il se servirait de toi sans te changer d’état. »

لا تَطْلُبْ مِنْهُ أَن يُخْرِجَكَ مِنْ حالةٍ لِيَسْتَعْمِلَكَ فيما سِواها. فَلَوْ أَرادَ لاسْتَعْمَلَكَ مِنْ غَيْرِ إِخْراجٍ

Au sein de la communauté, plusieurs croyants évoluent dans une situation de vie aisée, que Dieu leur a généreusement facilitée. Des années de cheminement global les ont menés petit à petit à leur condition.

   Si cet état de vie ne respecte pas les préceptes de l’Islam – comme le fait de travailler dans un domaine illicite, par exemple –, le fidèle est tenu de quitter cette situation et de s’orienter vers une autre voie agréée par Allâh AWJ. C’est en invoquant et en sollicitant Dieu avec ferveur qu’il pourra espérer sortir de cette condition inconvenante et être à l’abri de l’interdit.

 

   Dans son aphorisme Ibnou ‘Atâ’ Allâh dit : « Ne demande pas à Dieu de te sortir d’un état pour t’utiliser dans un autre. S’il le voulait, Il se servirait de toi sans te changer d’état. » Cette sagesse ne concerne pas celui qui vit une existence entachée d’illicite, mais plutôt celui qui vit dans la licéité et par le licite, mais qui aspire à quitter sa condition pour en gagner une tout autre. Il s’agit, par exemple, d’un homme qui travaille depuis plusieurs années dans un domaine licite pour lequel il s’est beaucoup investi. Que ce soit après de longues études, à la suite d’un long apprentissage manuel, ou grâce à d’importantes dépenses matérielles, ce croyant exerce une profession qui couvre honorablement ses besoins. Il respecte convenablement les exigences de sa religion et mène une spiritualité digne. Toutefois, en découvrant la beauté de l’engagement spirituel, l’élégance de la connaissance religieuse ou la pertinence de l’appel à Dieu et de la prédication, il décide soudainement d’abandonner son état de vie présent pour répondre à une ambition intérieure irrésistible. Celle-ci le motive à s’engager dans une voie nouvelle dans l’espoir de parvenir à un état inédit qui lui parait plus satisfaisant que le précédent.

 

   Le profil de celui ou celle qui aspire à changer de carrière pour se consacrer exclusivement à la religion supporte deux schémas :

 

– soit le fidèle aspire à cet engagement pour son profit personnel et cherche à augmenter sa spiritualité dans l’optique de mieux cheminer vers Dieu ;

– soit il le souhaite à la fois pour son propre intérêt et pour celui de sa communauté : devenir un prédicateur, un imam, voire un savant lui permettra de protéger sa communauté de tous les dangers qui la guettent et d’aider les égarés et les inconscients à retrouver le chemin vers Dieu.

   Cette catégorie d’hommes et de femmes n’est pas rare et ne se limite pas à l’époque actuelle. En effet, sept siècles se sont écoulés depuis qu’Ibnou ‘Atâ’i Allâh a énoncé cet aphorisme dans lequel il dénonçait déjà cette tendance au dépouillement. A cette époque, les confréries soufies exerçaient une telle influence que pas mal de personnes se laissaient séduire par l’engagement spirituel et renonçaient au confort de leur situation. Ils décidaient de rejoindre le groupe des abonnés à l’ascétisme total et engagé. Leur renoncement sincère leur ouvrait les portes d’une vie ésotérique savoureuse…

   Ce choix s’apparente – toute mesure gardée – à celui des moines qui coupent court à leur vie sociale pour se consacrer exclusivement à l’adoration de Dieu.

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   Ibnou ‘Atâ’ s’adresse donc aujourd’hui au croyant contemporain enclin à ce changement avant qu’il ne bascule vers l’irréversible : « Ne demande pas à Dieu de te sortir d’un état pour t’utiliser dans un autre. S’Il le voulait, Il se servirait de toi sans te changer d’état. »

   Ce qui est vrai au niveau de l’engagement spirituel l’est aussi sur le plan de la quête du savoir islamique ou sur celui de la prédication religieuse : les concernés abandonnent une vie convenable et/ou une situation professionnelle honorable agréée(s) par Allâh AWJ.

   Il peut s’agir d’une musulmane qui néglige sa vie conjugale et sa responsabilité de mère pour un soi-disant engagement dans le rappel à Dieu, tout comme de croyants ou de croyantes quittant leur poste de médecin ou d’ingénieur pour rejoindre la caravane des prédicateurs.

   Le point commun qui réunit toutes ces différentes personnes est une ambition exceptionnelle animée par une sincérité authentique et un amour pour Dieu manifeste. Alors, pourquoi donc Ibnou ‘Atâ’i Allâh les dissuaderait-il de s’engager dans une telle entreprise ?
Plusieurs raisons justifient sa démarche :

1ère raison

   Ces personnes imaginent que la récompense divine est plus grande lorsque le serviteur  œuvre dans des domaines religieux. Ils pensent qu’être ascète, savant ou prédicateur leur comptabilisera davantage de rétributions que s’ils demeurent dans une fonction profane. Or cette réflexion n’est pas systématiquement avérée. Allâh AWJ distribue Ses récompenses à Ses serviteurs selon l’investissement mis en œuvre pour alimenter leur relation avec Dieu et servir leur communauté, quel que soit leur champ d’action, tant que celui-ci participe à l’épanouissement de leur société et au maintien de son équilibre.

   Allâh AWJ exhorte les musulmans à s’engager dans Son sentier d’abord par leurs biens, puis par leur propre personne. Les versets qui relatent cette illustre invitation sont très nombreux dans le Coran. Mais comment le musulman peut-il participer au développement de la cause divine grâce à ses biens matériels s’il quitte une situation professionnelle fructueuse en termes de revenus ? Le Prophète SAW a clairement énoncé : « Lorsque le fils d’Adam meurt, ses œuvres sont rompues sauf s’il a accompli trois actions : une aumône dont le bénéfice demeure, un savoir dont on tire profit ou un enfant pieux qui invoque pour lui » [Rapporté par .]

   Dans ce hadîth prophétique, la première source de rétributions continues post-mortem est bel et bien d’origine financière : seule une personne aisée matériellement peut se permettre une aumône aussi conséquente.

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   Par ailleurs, travailler avec une intention louable équivaut à lutter sur le sentier de Dieu. À l’époque du Prophète SAW, un homme se levait tôt pour travailler sa terre. L’apercevant dans son dur labeur, les Compagnons s’exclamèrent : « Si au moins l’effort de cet homme était dans le sentier de Dieu ! » Le Prophète SAW répliqua alors : « S’il est sorti travailler pour suffire aux besoins de ses parents ou de ses enfants, il agit donc dans le sentier de Dieu ». Bien intentionné, cet homme sera par conséquent récompensé comme ceux qui luttent dans le sentier de Dieu. D’ailleurs, les Mouhâjirînes ont repris leurs activités commerciales une fois installés à Médine, tandis que leurs frères Ansarites travaillaient dans leurs champs.

   Depuis fort longtemps, certains savants encouragent les musulmans à accomplir ce qu’ils nomment « l’adoration de l’époque ». Cette appellation englobe tout engagement qui permet aux fidèles de résoudre certains problèmes spécifiquement rencontrés à une période donnée. Par exemple, lorsque les docteurs manquent à la communauté musulmane, s’engager dans de longues études de médecine pour servir la Oumma devient une adoration de l’époque qui sera davantage rétribuée qu’une autre occupation dont le besoin n’est pas aussi vital. Or aujourd’hui, la communauté musulmane vit au dépend des autres dans plusieurs domaines : médecine, transports, armement, médias, commerce international, politique, astronomie, etc. L’investissement du croyant ou de la croyante dans ces différentes activités pour y faire carrière et servir ses semblables devient un investissement pieux et largement rétribuable par Allâh AWJ. C’est d’ailleurs ce que nos prédécesseurs n’ont pas manqué d’appliquer : pionniers dans différents domaines scientifiques et commerciaux, ils ont généreusement participé à la modernisation du monde actuel et largement contribué à l’épanouissement de la civilisation musulmane à ses heures de gloire.

2ème raison

   Quitter sa spécialité ou une situation honorable n’est pas nécessaire au musulman pour acquérir les sciences islamiques, servir sa communauté ou devenir prédicateur. Si l’ambition est grande et la motivation solide, le croyant ou la croyante peut concilier à la fois son travail et son investissement spirituel. Plusieurs sommités qui ont marqué l’histoire de l’Islam oeuvraient activement dans un champ professionnel profane. Abou Hanîfa était un grand commerçant de tissu et n’a jamais eu besoin de quitter son travail pour se consacrer à la science ; idem pour Avicenne, Al-Qortobî, Ibnou Khaldoûn et bien d’autres.

   À l’époque actuelle, le milieu de la prédication islamique est bien plus investi par des aspirants qui ont suivi un cursus universitaire scientifique ou littéraire que par des prêcheurs exclusivement formés en sciences religieuses. La majorité des imams et des prédicateurs qui ont une présence positive effective dans la communauté musulmane en Europe sont en effet médecins, mathématiciens, ingénieurs, philosophes, sociologues, informaticiens etc.

   Lorsque Dieu veut utiliser un de Ses serviteurs pour servir Sa religion, Il l’intègre dans le réseau actif de la prédication sans pour autant l’extraire de sa situation professionnelle (ou autre), tout comme le précise si bien Ibnou ‘Atâ’i Allâh dans la deuxième partie de son aphorisme : « Ne demande pas à Dieu de te sortir d’un état pour t’utiliser dans un autre. S’Il le voulait, Il se servirait de toi sans te changer d’état. »

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   D’autant plus que Dieu exploite les compétences profanes des uns et des autres pour servir la religion. En effet, les prédicateurs qui ont suivi un cursus exclusivement religieux transmettent leur savoir en utilisant la méthode classique, voire traditionnelle, de leurs professeurs ; en revanche, les croyants qui ont eu la chance de découvrir d’autres sciences profanes tout en s’investissant dans le domaine religieux ont recours à d’autres moyens de transmissions qui facilitent la compréhension ou la diffusion du savoir islamique. Des prêcheurs de formation scientifique ont d’ailleurs réussi à expliquer plus clairement des notions pointues traitées par certains versets coraniques. Grâce à cette catégorie de personnes, les miracles scientifiques du Coran se sont vulgarisés.

   Lorsqu’un imam est interrogé sur le jeûne du diabétique, sur l’interruption de grossesse pour une femme enceinte à risques ou encore sur une greffe d’organe, il orientera certainement les concernés vers un médecin musulman de confiance. Mais la question essentielle demeure en suspens : « Où sont ces praticiens musulmans hommes ou femmes qui concilient compétences médicales et les connaissances religieuses pour conseiller leurs coreligionnaires en cas de besoin ? »
Dieu sait ô combien les musulmans ont un besoin vital d’experts qui peuvent les orienter ou leur proposer des alternatives licites en matière d’économie, d’assurances, de nutrition, de pharmacologie, d’électronique, de physique, de chimie, etc …

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   Consacrer des années d’études dans un domaine utile à la communauté présentement et pour l’avenir est une action tout aussi louable que s’engager dans un cursus scientifico-religieux aboutissant à la formation d’imam ou de prédicateur. En effet, lorsque l’intention est saine et que l’effort est conséquent, la rétribution divine ne manque pas d’être à la hauteur de l’énergie déployée. Le Coran se porte garant de cette vérité : « Quiconque fait du bien fut-ce du poids d’un atome, le verra et quiconque fait du mal fut-ce du poids d’un atome, le verra. », s.99 Az-Zalzala (La Secousse), v.7-8.

   Mais cette deuxième raison ne doit pas empêcher tous les musulmans de se consacrer exclusivement au domaine religieux. En réalité, Allâh AWJ invite chaque société de musulmans à spécialiser un groupe d’entre eux dans la quête du savoir : « Les croyants n’ont pas à quitter tous leurs foyers. Pourquoi de chaque clan quelques hommes ne viendraient-ils pas s’instruire dans la religion, pour pouvoir à leur retour, avertir leur peuple afin qu’ils soient sur leur garde. », s.9 At-Tawba, v.122.
Tout au long de l’histoire de l’Islam, des maîtres savants dispensaient des cours de sciences religieuses dans les mosquées – écoles et universités d’avant-garde. Les étudiants qui fréquentaient ces cercles d’études avaient intégré ce cursus depuis leur plus jeune âge. Vers l’âge de douze ans, ces adolescents connaissaient le Coran intégralement, avaient appris un nombre considérable d’ahâdiths et maîtrisaient les traités poétiques spécifiques à chaque matière : jurisprudence, science du Coran, science du hadith, science du dogme, science de la langue arabe, etc. Ce n’est qu’une fois cette étape franchie que ces jeunes étaient ensuite sélectionnés selon des critères draconiens pour rejoindre les grandes écoles religieuses et les grands savants. C’est ainsi que l’imam Ach-Châfi’î intégra les cours dispensés par l’imam Mâlik.

   Accéder à ce cursus privilégié exige donc une maîtrise des bases fondamentales (les sciences de l’outil) incluant l’arabe et un minimum requis pour chaque science religieuse. Cette procédure garantit donc la transmission d’un savoir sûr et de qualité, indispensable à la communauté musulmane pour parfaire sa pratique tant au niveau collectif qu’individuel. Il est donc insensé de s’engager dans une telle formation si la motivation ne suit pas, car l’issue n’en serait guère satisfaisante. La plupart des inconscients qui s’engagent malgré tout dans ces études affichent ensuite un profil de radicalisation criante. En effet, après un long cursus commencé sur le tard, au résultat peu fructueux, ces personnes estiment être à la hauteur de la fatwa et aptes à enrôler avec elles des milliers d’innocents crédules qui pensent avoir trouvé l’érudit doté de la méthodologie prophétique essentielle à la réforme du monde.
Or, il se trouve que ces pseudo-guides se situent en-deçà du niveau requis pour être reconnus comme savants et encore moins comme mouftis, malgré leur sincérité et leur motivation. Leur principal défaut réside dans leur ignorance : méconnaissance flagrante de la noblesse du savoir religieux et surtout leur incapacité à évaluer leurs propres compétences. De tels indoctes risquent davantage de nuire à la communauté que de l’avantager.

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3ème raison

   Le croyant doit nécessairement revoir ses motivations et déterminer l’authenticité de son intention. En apparence, celle-ci se révèle louable et bénie, mais quand le fidèle creuse un peu, il découvre parfois que ses inspirations profondes manquent de pureté.

   Assister à un cours dispensé par un savant, directement ou par le biais de moyens de communication modernes (CD, chaînes satellitaires ou Internet) correspond à un moment privilégié qui peut susciter des vocations. Le croyant apprécie les propos et aspire à intervenir à l’instar du prêcheur, qui est écouté et suivi par des centaines voire des millions de musulmans de par le monde…

   Davantage de récompenses, un capital « sympathie » non négligeable et une véritable notoriété sont autant d’arguments de poids susceptibles d’attirer tout croyant en manque psychologique, en mal identitaire ou en carence affective. Une ambition passionnée s’empare alors du fidèle et lui dicte des invocations congruentes à ses désirs. Si cette description semble caricaturale, la réalité se concrétise bien plus subtilement, puisque Satan abuse de toutes les ruses imaginables pour affaiblir la communauté. Le musulman ne doit donc pas uniquement se fier à sa motivation et à ses aspirations avant de virer de bord. Demander conseil à des coreligionnaires avertis s’avère nécessaire pour évaluer ses capacités avec justesse ; et comme Allâh AWJ l’a demandé à Mouhammad SAW, le fidèle ne devrait jamais cesser d’invoquer Le Tout-Puissant dans cette optique : « Et dis : Ô mon Seigneur ! Fais que j’entre par une entrée de vérité et que je sorte par une sortie de vérité, et accorde-moi de Ta part un pouvoir bénéficiant de Ton secours. », s.17 Al-Isrâ’ (Le Voyage nocturne), v.80.
« Ne demande pas à Dieu de te sortir d’un état pour t’utiliser dans un autre. S’Il le voulait, Il se servirait de toi sans te changer d’état. »

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