Commentaire de l’aphorisme 9 (article)

Sagesses d'Assakandarî (articles)

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« Multiples sont les œuvres, car divers sont les changements d’états »

« تَنَوّعَت أجناس الأعمال بِتنوُّع وارِدات الأحوال »

   Le terme « ahwâl : أَحْوال » est le pluriel de « hâl : حال » qui signifie « état ». Dans cet aphorisme, il est question de l’état par lequel passe un être humain, sans y demeurer indéfiniment. Il existe en ce sens deux grandes catégories d’états : l’état psychique et l’état social.

L’état psychique et mental

   Les états psychiques – communément appelés états d’âme – sont, selon les savants qui s’intéressent à l’éducation spirituelle, les différentes dispositions ou sentiments intérieurs que ressent l’aspirant lorsqu’il médite, par exemple, sur les noms et les attributs d’Allâh . Ainsi, l’aspirant va changer d’état d’esprit et s’élancer vers une œuvre ou un acte adoratif rituel avec dévouement selon le genre d’attributs divins qu’il aura médité. Lorsque le croyant s’arrête devant les attributs relatifs à la miséricorde divine, au pardon divin, à la bienfaisance, à la générosité divine, il sera enclin à agir dans le sens de ces qualités. Ainsi, en découvrant avec recueillement la portée de ces attributs divins, il se sent envahi par des vagues de bonté divine qui vont lui transmettre une ferveur et une volonté rarement ressenties. L’intensité de ses sentiments l’incitera à multiplier les œuvres pies telles que, veiller la nuit en communion avec son Seigneur, jeûner plusieurs jours de manière surérogatoire, lire le Coran et plonger dans l’océan de ses sagesses, ou tendre l’oreille aux leçons et aux exhortations des savants.

   Sur le plan social, ce nouvel état d’esprit va pousser l’aspirant à changer d’attitude avec les personnes qui l’entourent, à compatir avec les plus faibles d’entre eux, à soutenir ceux qui sont dans le besoin et pourquoi pas pardonner à tous ceux qui étaient injustes envers lui ?

   Il en est de même pour l’aspirant qui va méditer sur les attributs divins relatifs à la vengeance ou à la punition comme : Celui qui abaisse « الخافِض » Celui qui humilie « المُذِلّ »  Celui qui se venge « المُنتَقِم », Celui qui domine « القاهِر ». Cette méditation est souvent déclenchée par un pêché fraichement commis ou le rappel d’un précédent pêché, ou suite au réveil du serviteur d’un état d’inconscience religieuse « غفلة » dans lequel il était longtemps noyé. La peur et la crainte engendrées par sa réflexion l’amèneront à se repentir, à multiplier les adorations et les bonnes œuvres par crainte révérencielle et par espoir en la miséricorde d’Allâh .

   Ces états d’âmes sont ce qu’Ibnou ‘Atâ’i Allâh a appelé « al-ahwâl » qui se traduisent par « états mystiques » : ils ne perdurent pas dans le temps, mais sont répétitifs chez l’adorateur sincère et peuvent lui donner des élans significatifs dans son cheminement vers Dieu. Le Prophète  a expliqué en substance : « À chaque œuvre il y a une ferveur et à chaque ferveur il y a une accalmie. Celui dont l’accalmie respecte ma sunna sera guidé, mais celui dont l’accalmie suit une autre voie sera perdu » [Rapporté par Ahmad ; authentique selon les conditions d’Al-Boukhârî et Mouslim.]

   Le musulman doit donc profiter au maximum de ces états d’âme pour s’élancer dans les actes adoratifs et les méditations profondes. Ces œuvres participeront immanquablement à l’amplification de sa foi et à l’amélioration de son comportement.

   Dans cet aphorisme, Ibnou ‘Atâ’i Allâh utilise le mot « wâridât : وَارِدَات » qui est le pluriel de « wârid : وَارِد ». Il s’agit en fait d’une incitation louable qui touche le cœur de l’aspirant sans préméditation de sa part. De manière plus précise, « wârid » peut être défini comme étant un avènement spirituel provenant soit de Dieu, soit d’une découverte conséquente à une quête de savoir. En effet, ce sentiment fort de rapprochement de Dieu (joie ou tristesse, désolation ou consolation, crainte ou espoir) peut naître à la suite d’une méditation profonde ou bien après une étude minutieuse du Coran ou de toute autre science – religieuse ou profane –, puisque l’une comme l’autre témoignent de la grandeur d’Allâh , de Sa magnificence, de Sa beauté et de Sa majesté.

   Al-Foudayl Ibnou ‘Iyâd a basculé d’un jour à l’autre de l’égarement vers la guidance. Ce pieux avait accompli le pèlerinage une fois dans sa vie et pendant qu’il était à ‘Arafât au lieu de se concentrer sur la supplication, de lever ses mains au ciel pour invoquer Allâh  et citer les formules de rappel, il s’est souvenu de son état d’égarement avant le repentir. Son ami Ishâq Ibnou Ibrâhim At-Tabarî qui l’accompagnait raconta qu’il l’avait vu assis tête baissée, la paume de sa main sur sa joue pour dissimuler et essuyer ses larmes pendant un long moment. Au bout d’un certain temps, il leva la tête vers le ciel et s’exclama à trois reprises : « Malheur à moi Seigneur devant Toi, même si tu pardonnes ! » Un homme de la stature d’Al-Foudayl n’ignore pas que la félicité passe par le pardon divin le Jour du Jugement. Mais dans son recueillement à ‘Arafât, il se projetait dans l’au-delà et visualisait la scène où il devrait rendre compte de ses actes devant Dieu. C’est ainsi que la honte envahit son esprit et le plongea dans un état de résipiscence qui le fit prononcer ces mots.

   Un autre grand adorateur Sariyy As-Saqtî disait : « Cela fait trente ans que je demande pardon à Dieu pour L’avoir loué une fois en disant al-hamdoulillâh ». Face aux questionnements des uns et des autres, il explicita : « Un jour un incendie se déclara dans le marché de Baghdâd et j’ai croisé un homme qui me rassura : “Heureusement ton magasin a été épargné du feu !” J’ai alors été très content et j’ai tout naturellement dit “al-hamdoulillâh”. Sur le coup, je ne me suis pas rendu compte que j’avais été égoïste, j’ai pensé à moi sans me soucier de tous ceux qui ont perdu leur commerce. »

   Un ascète répondant au nom de Ma‘roûf Al-Karkhî est passé un jour devant un saqqâ’ (un homme qui distribue de l’eau aux passants) et ce dernier disait : « Que Dieu accorde Sa miséricorde à celui qui boit mon eau ! » Or, Ma‘roûf était en état de jeûne surérogatoire ; malgré cela, il but l’eau qu’offrait le saqqâ’, optimiste : « J’espère que Dieu exaucera le vœu de cet homme ». En fait, il compta plus sur l’invocation du distributeur d’eau que sur le jeûne béni par lequel il voulait se rapprocher de Dieu.

   En réalité, ce qui compte dans une action, c’est l’état d’âme qui lui est sous-jacent : si c’est un état d’âme d’humilité, de crainte, d’espoir, de compassion ou de recueillement cette œuvre aura de la valeur et pourra se décliner sous différentes formes. Dieu accepte toute bonne action dès lors qu’elle est accomplie dans un état d’âme qui relève de la piété.

   L’état d’esprit d’Al-Foudayl pendant la station de ‘Arafa a donné naissance à des œuvres du cœur telles l’humilité ou la bonté. C’est probablement le même état qui a poussé les autres pèlerins à lever les mains, à invoquer Dieu et Le supplier avec insistance. L’état peut être le même, mais les œuvres diverses : certains actes se concrétisent par le corps, d’autres par le cœur.

   « Multiples sont les œuvres car divers sont les changements d’états»

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Mont ‘Arafa

   Un autre adorateur, Dâwoûd At-Tâ’î disait : « Seigneur, le souci que je ressens quant à Ta rencontre m’a fait oublier tous les problèmes du monde et m’a empêché de dormir la nuit ».

   En se référant au hadîth du Prophète  : « Quant à moi je jeûne, je mange, je dors la nuit et je me marie avec les femmes », il apparaît que Dâwoûd n’a pas respecté la sunna du Prophète .

   De même, d’après les jurisconsultes, celui qui débute un acte surérogatoire doit le terminer, donc Ma‘roûf aurait eu tort de rompre son jeûne et de boire cette eau. Mais l’état d’âme dans lequel se trouvaient ces pieux adorateurs était tellement intense qu’il a poussé l’un à passer ses nuits en prière et l’autre à rompre son jeûne pour bénéficier de l’invocation du distributeur d’eau.

   Idem pour An-Nawawî ou Ibnou Taymiya ou d’autres grands savants : leur état d’âme était assez particulier pour consacrer toute leur vie à Dieu et renoncer au mariage.

   Ces exemples ne remettent aucunement en cause le statut du Prophète  en tant que meilleur adorateur parmi tous ceux qui ont consacré leur vie pour Allâh. Mais étant  un guide pour les autres, il se devait de se marier, de jeûner certains jours et de se nourrir durant d’autres, de prier une partie de la nuit et de dormir le reste pour ne pas alourdir la tâche à toute la communauté.

   Mais il avait tout de même des adorations qui lui étaient spécifiques et dont il ne se détournait jamais comme si elles étaient obligatoires pour lui, telles que les prières nocturnes pendant au moins le tiers de la nuit et la demande de pardon à Dieu plusieurs fois dans la journée.

    D’une part, il existe des adorateurs qui s’écartent de toutes les jouissances de la vie, ne mangent que peu, ne portent que des vêtements modestes et vivent dans un dépouillement total. Ils sont à l’image d’un condamné à mort que l’on conduit à la pendaison. Peut-il encore penser à la nourriture et à la boisson ?

   D’autre part, certains adorateurs dont la ferveur n’est pas moindre que celle des premiers, préfèrent profiter des biens terrestres qu’ils ont acquis avec aisance. Rester proche de Dieu en accomplissant les meilleures œuvres et jouir des plaisirs de la vie ne sont pas deux objectifs incompatibles. Dieu dit à ce sujet dans le Coran : « Dis : “Qui a interdit la parure d’Allâh, qu’Il a produite pour Ses serviteurs, ainsi que les bonnes nourritures ?”  Dis : “Elles sont destinées à ceux qui ont la foi, dans cette vie et exclusivement à eux au jour de la rétribution” […] », s.7 Al-A‘râf, v.32.

   Parmi les Compagnons du Prophète  se côtoyaient les deux types d’adorateurs. Aboû Ad-Dardâ’ et Aboû Dharr avaient choisi la voie de l’ascétisme, tandis que ‘Othmâne Ibnou ‘Affâne et ‘Abdour-Rahmâne Ibnou ‘Awf vivaient dans l’aisance. Mais celle-ci n’empêcha pas ces derniers de partager leurs biens lorsque les musulmans en avaient besoin.

Le statut social

   Il s’agit des différentes positions sociales qui caractérisent un individu par rapport aux autres tels que le mariage, le travail, une responsabilité administrative, une notoriété dans le domaine de la prédication ou dans le domaine de la politique.

   Allâh  a imposé à tous les musulmans – quelle que soit leur situation sociale – des actes adoratifs communs, tels que la prière, le jeûne, la zakât et le pèlerinage. Personne n’a le droit de délaisser ces obligations sans une raison valable.

   En revanche, Dieu a diversifié la nature des autres œuvres pour lesquelles Il donne Sa récompense. Ces œuvres dépendent du statut social du musulman en tant qu’individu.

   « Multiples sont les œuvres car divers sont les changements d’états ».

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   En effet les différents états sociaux correspondent à plusieurs facettes de la vie du musulman. Selon qu’il est considéré comme époux, père, chef d’entreprise, imâm, etc., il endossera un certain nombre de responsabilités pour lesquelles Dieu le récompensera.

   Ainsi, le célibataire – en plus des actes obligatoires communs à tous les musulmans – peut consacrer une grande partie de son temps libre à l’acquisition du savoir, au voyage pour rencontrer les savants, à la lecture et la mémorisation du Coran, à la multiplication des actions surérogatoires.

   Pour l’époux en revanche, la responsabilité devient double. La charge du conjoint, voire des enfants, va forcément limiter le nombre des actes surérogatoires, mais cela ne doit en aucun cas remettre en cause son engagement dans les actes obligatoires. Par ailleurs, ce statut ouvre la porte à plusieurs nouvelles œuvres qui deviennent adoratives dès lors qu’elles sont accomplies pour Dieu.

   Le Prophète ne dit-il pas : « Vous êtes tous des bergers et vous êtes tous responsables de votre troupeau. » ? [Authentifié par Al-Boukhârî et Mouslim.]

   Ainsi le fait d’éduquer ses enfants sur le sentier de Dieu est une adoration ; le temps passé avec le conjoint pour solidifier les liens conjugaux qui assurent sérénité au foyer est une adoration ; le travail accompli pour subvenir aux besoins matériels de la famille est une adoration, etc. Le musulman se rapproche donc également de Dieu à travers l’accomplissement d’actions profanes pour lesquelles il sera récompensé.

   Il en est de même pour le musulman qui s’engage dans la politique pour l’intérêt  de sa société. Il faut d’abord qu’il respecte ses devoirs relatifs à la part commune des adorations obligatoires. La sincérité qu’il va manifester dans son engagement politique est un acte adoratif ; son respect des principes éthiques de l’Islam est un acte adoratif ; l’aide qu’il peut apporter à ceux qui sont dans le besoin ou le désarroi est un acte adoratif. Tous ces actes ne sont pas moins importants que la prière nocturne, que la lecture du Coran ou les ‘omras.

   Ce cas de figure s’applique également au fidèle qui s’engage dans l’acquisition d’une science profane pour servir sa société, comme la médecine, l’enseignement, les études scientifiques ou littéraires universitaires… Ce musulman n’adopte pas le profil classique d’un adorateur qui passe son temps dans une mosquée ou qui consacre une bonne partie de sa vie à l’acquisition des sciences religieuses. Son adoration prend tout simplement une autre forme, sans que sa récompense n’en soit amoindrie.

   Ainsi Allâh  a diversifié les œuvres pieuses pour que chaque musulman trouve les actes adoratifs qui correspondent le plus à son état psychique et à son statut social. Le Prophète  déclare à ce propos : « Œuvrez car chacun suivra le chemin pour lequel Dieu l’a créé. » [Rapporté par Al-Boukhârî.]

   Cette sagesse aide le croyant à comprendre qu’il n’existe pas un seul type de « bon adorateur » au profil bien déterminé (tenue vestimentaire, manière de parler ou de prier, temps passé à la mosquée, etc.). Chacun s’inscrit dans des contextes psychique, personnel et social propres qui doivent néanmoins inciter l’individu à s’engager dans l’accomplissement d’œuvres pies pour se rapprocher d’Allâh .

   Évidemment, ces œuvres ne peuvent avoir de valeur que lorsqu’elles sont animées de sincérité, d’où la pertinence de l’aphorisme suivant (dixième) dans lequel Ibnou ‘Atâ’i Allâh déclare : « Les œuvres sont des formes figées : la vie y pénètre par le secret de l’intention pure. »

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