(12) L’année de la tristesse

Biographie du Messager

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   Les trois ans de siège instauré par les Qoraychites furent une épreuve terrible pour les musulmans de la Mecque. Ces derniers n’étaient pas au bout de leurs peines,

car d’autres pénibles épreuves les attendaient. Le Prophète  demeurait la cible privilégiée des polythéistes et devait protéger sa personne contre d’éventuelles tentatives d’homicide.

D’autres tribulations allaient le toucher de plein fouet, mais la détermination du Messager demeurait sans faille…

Le décès de deux proches

   Aussitôt après la levée du blocus, le Prophète  fut affecté au niveau de ce qu’il chérissait le plus : sa famille proche. Son oncle Aboû Tâlib alors âgé de quatre-vingts ans rendit l’âme, épuisé par les restrictions impitoyables du boycott. Soutien inébranlable, il supporta les difficultés jour après jour aux côtés de son neveu. Le Messager  avait ainsi perdu son père adoptif et son protecteur : Aboû Tâlib l’avait chéri plus que ses propres enfants. Bien qu’il ne se soit pas converti à l’Islam, cet oncle bienfaiteur n’a jamais démenti le message de son neveu et ne lui a jamais conseillé de renoncer à sa mission. Son statut au sein des Qoraychites lui permettait de protéger l’Envoyé de Dieu contre toute tentative néfaste de la part des détracteurs et était même devenu son porte-parole devant ces derniers. Le profond chagrin qu’éprouva le Prophète  à sa mort était accentué par la non conversion de son oncle à l’Islam : l’appréhension de la réaction des grands dignitaires mecquois l’en avait empêché. Avec le décès du chef des Hâchimites, le Prophète s’est retrouvé sans protection humaine, alors qu’il s’apprêtait à vivre un tournant inquiétant de sa vie de messager.

   À peine un mois après ce drame, une plus grande tragédie vint accabler le Prophète  : son épouse Khadîja la bien-aimée  quitta également ce monde. C’était elle qui l’avait soutenu et rasséréné dans les moments les plus difficiles de sa mission prophétique. Cette fidèle épouse a été pour lui une source de paix et de consolation ; elle ne ménageait aucun effort pour le protéger des risques qu’il encourait : elle achetait des esclaves auxquels elle donnait comme mission d’escorter le Prophète  et d’assurer sa défense contre ses ennemis. Elle a été une mère exemplaire pour les quatre filles qu’elle avait eues avec lui : Zaynab, Roqayya, Oumm Kalthoûm et Fâtima, que Dieu les agrées. Elle avait fait preuve de patience et de courage suite à la mort de ses deux garçons Al-Qâssim et ‘Abdoullâh, acceptant ainsi le destin de Dieu. Elle mourut à l’âge de soixante-cinq ans, après avoir passé avec le Prophète  vingt-cinq ans de bonheur paisible et d’amour sans pareil.

   Khadîja  s’éteignit dans les bras du Messager  qui lui allait mourir quelques années plus tard blotti contre ‘Â’icha : deux scènes émouvantes qui témoignent de l’exemplarité du lien conjugal et de la grande affection que portait le Prophète à ses épouses.

  À sa mort, Khadîja  reçut une grâce merveilleuse de la part d’Allâh  lui annonçant un bonheur éternel dans l’au-delà. Le Prophète  qui venait de recevoir la visite de l’Archange Gibrîl  informa sa chère épouse : « Gibrîl me dit : “Ô Mouhammad, fais parvenir à Khadîja le salut de la part de son Seigneur et annonce-lui au Paradis une maison de perles et de rubis où il n’y aura ni chahut ni fatigue.” » Apaisée par cette heureuse annonce, la grande dame répondit au message d’Allâh par ces mots : “Il est Le Salut et de Lui vient le salut ; que le salut soit sur Gibrîl.” Allâh  offrit à Khadîja  une mort paisible en récompense de sa majesté et de sa piété. Ce verset concerne toute personne qui est à son image : « Ô toi, âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée ; entre donc parmi Mes serviteurs, et entre dans Mon Paradis. », s.89 Al-Fajr (L’Aube), v.27-30.

    Après la mort de Khadîja , la femme d’un des Compagnons s’adressa à l’époux endeuillé en ces termes : « N’aimerais-tu pas te marier, ô Messager d’Allâh ? » Elle raconta par la suite : « J’ai vu aussitôt les larmes lui couler des yeux et j’ai regretté de lui avoir posé cette question. » Il lui avait répondu : « Et peut-il y avoir quelqu’un après Khadîja ? Elle a été la mère de mes enfants, la maîtresse de ma maison. Elle me croyait quand tout le monde me traitait de menteur, me soutenait quand tout le monde était contre moi et me consolait quand tout le monde me rejetait. » C’est avec les mêmes mots et la même émotion qu’il répondra quelques années plus tard à son épouse ‘Aïcha lorsque celle-ci manifestera sa jalousie à l’endroit de la défunte pieuse.

   Le Prophète  désignait cette neuvième année de révélation « l’année de la tristesse » (‘âmou lhouzn). Avec la mort de son oncle et de sa femme, il avait perdu ses meilleurs alliés et consolateurs. Mais de telles épreuves ne pouvaient aucunement stopper sa détermination ou le faire sombrer dans le repli et la dépression. Loin s’en faut, il observa une belle patience et plaça toute sa confiance en son Seigneur Qui ne cessait de le soutenir par des messages coraniques adaptés à ses multiples tribulations : « Et supporte patiemment la décision de ton Seigneur. Car en vérité, tu es sous Nos yeux. », s.52 At-Toûr, v.48 ; « Place donc ta confiance en Allâh, car tu es de toute évidence dans la vérité et le bon droit. », s.27 An-Naml (Les Fourmis), v.79 ; « Certes, à côté de la difficulté, il y a la facilité ! Certes, à côté de la difficulté, il y a la facilité !  », s.94 Ach-Charh (L’Ouverture), v.5-6.

Le voyage à At-Tâ’if

   À la suite de ces deux rudes épreuves, le Prophète  décida de donner un nouvel élan à son message en envisageant une diffusion régionale. Confiner sa proclamation à la Mecque l’exposait à un risque d’extinction puisque la majorité des Qouraychites restait sourde à son appel, d’autant plus que l’étau de l’inimitié ne faisait que se resserrer autour des quelques centaines de musulmans dont le nombre stagnait.

   Le choix du Prophète  se porta rapidement sur At-Tâ’if, une contrée montagneuse située à une centaine de kilomètres de La Mecque. Résidait dans cette ville la tribu des Banoû Thaqîf, la deuxième puissance d’Arabie après Qouraych, et sa principale rivale dans les domaines du commerce et des honneurs. Tenter de convaincre les notables de cette tribu du message de l’Islam et solliciter leur protection représentait un grand espoir pour l’avenir des musulmans en cas de succès, mais elle leur faisait également courir un immense risque en cas d’échec, puisqu’elle ne pouvait qu’amplifier la colère des Qouraychites qui verraient ce voyage d’un mauvais œil.

  Le Messager  prit malgré tout ce risque et entreprit le voyage vers At-Tâ’if à travers les montagnes sinueuses. Pour opérer en toute discrétion et ne pas éveiller les soupçons des Qouraychites qui surveillaient ses mouvements, il se déplaça à pied accompagné de son fils adoptif Zayd Ibnou Hâritha qu’on appelait alors « le fils de Mouhammad ». Le voyage était périlleux et fatiguant, mais malgré ses 52 ans, le Prophète  montra un courage et une persévérance hors du commun.

    Arrivé à At-Tâ’if, le Prophète  s’abstint d’exhorter le commun des gens de la tribu comme il a pu le faire à La Mecque, et s’adressa directement à leurs notables. Il leur présenta sa mission, les invita à embrasser l’Islam et à rallier sa cause. Malgré le ton véridique, sincère et convainquant des paroles et des éclaircissements du Messager, les réponses des chefs furent espiègles, isolantes et poignantes à son endroit.

   L’un d’eux s’adressa à lui en ces termes : « Est-ce qu’Allâh n’a trouvé personne d’autre que toi pour choisir Son messager ? ! » Un deuxième ironisa : « Soit tu es un prophète et donc tu es trop grand pour que je puisse te parler, soit tu es un menteur et donc tu es trop vil pour mériter ma parole ! » Quant à un autre, il déclara : « Par Allâh si je te voyais suspendu à la couverture de la Ka‘ba jurant que tu es l’envoyé de Dieu, je ne te croirais pas ! »

   Le Prophète  essuya avec amertume leur déni et, avec toute obligeance, sollicita en eux le sens de la loyauté arabe pour ne pas informer Qouraych de sa venue à At-Tâ’if. Comble du malheur : non seulement les chefs de la tribu lui notifièrent de quitter promptement leur cité, mais ils dépêchèrent aussitôt un des leurs à La Mecque le dénoncer à Qouraych et dévoiler sa volonté de chercher des alliés dans la péninsule arabique.

   Profondément déçu de leur réaction abjecte, le Prophète  prit le chemin du retour vers la Mecque. Il ne se doutait pas que les notables d’At-Tâ’if manifesteraient autant d’agressivité à son égard : ils ordonnèrent à leurs esclaves et aux canailles de la tribu de chasser cet étranger qui, selon leurs dires, était venu corrompre leurs croyances et provoquer la scission dans leur clan. Ces derniers se rangèrent de part et d’autre du chemin qu’emprunta le Messager pour le poursuivre en hurlant, l’injuriant et le couvrant de pierres jusqu’à ce qu’il soit brisé par les blessures et que ses chaussures soient pleines de sang. Les tentatives de Zayd Ibnou Hâritha pour protéger le Prophète des pierres n’étaient pas d’une grande utilité devant la violence de la foule en ébullition.

   Plus tard, ‘Aïcha  demandera au Prophète  quel fut le jour le plus difficile de sa vie. Le Prophète  lui répondra : « C’était le jour où je suis revenu d’At-Tâ’if, errant plein de tristesse. »

   Abattus et extenués, les deux Compagnons ne s’arrêtèrent de fuir qu’une fois arrivés à un petit jardin. Ils s’y introduisirent et se reposèrent au pied d’un palmier. Le Prophète ensanglanté leva les mains, non pas pour prier Dieu contre ceux qui lui avaient fait du mal mais plutôt pour prononcer cette belle invocation : « Ô Seigneur, à Toi je me plains de ma faiblesse, de mes faibles ressources, et de mon humilité devant les hommes. Ô Très Miséricordieux, Tu es Le Seigneur des faibles, et Tu es mon Seigneur. À qui vas-Tu me confier ? À quelqu’un d’éloigné qui va me détourner ? Ou à un ennemi à qui Tu as donné le pouvoir de disposer de moi ? Si tu n’es pas en colère après moi, je ne me ferai pas de souci. Ta faveur est plus large pour moi. Je prends refuge dans la lumière de Ta contenance, par laquelle l’obscurité est illuminée, et les choses de ce monde et de l’au-delà sont correctement ordonnées, de crainte que Ta colère ne s’abatte sur moi ou que ta fureur ne tombe sur moi. C’est à Toi que nous devons donner satisfaction jusqu’à ce que Tu sois Bien Heureux. Il n’est nul pouvoir, ni puissance sinon en Toi. »

Certes, à côté de la difficulté il y a la facilité !

    Découvrant les deux hommes dans un état déplorable, le propriétaire du jardin eut pitié d’eux et appela ‘Addâs, un de ses esclaves, et lui ordonna : « Prends, une grappe de raisin, mets-la dans un plat et va donner à manger à ces hommes. ». Le jeune homme apporta le plat, le présenta au Prophète et s’assit auprès de lui. Fidèle à son usage, le Prophète prononça le nom d’Allâh lorsqu’il voulut porter un grain à sa bouche : « Au nom d’Allâh. » ‘Addâs le regarda et déclara : « Par Allâh, les gens de ce pays ne disent pas des mots pareils ». Alors le Messager lui demanda :

― « Quel est ton nom ?

― Je m’appelle ‘Addâs, répondit le garçon.

― De quel pays es-tu ‘Addâs ? ajouta le Prophète .

― De Ninawâ.

― Du pays de l’homme pieux Yoûnous Ibnou Mattâ (Jonas) ?

― Vous connaissez Yoûnous Ibnou Mattâ ? s’étonna ‘Addâs.

― Oui, c’est mon frère. Il est prophète et j’en suis un », s’expliqua le Messager.

   Alors ‘Addâs se jeta à terre et embrassa les pieds du Prophète  malgré le sang et les écorchures causées par les jets de pierres ! Cette belle rencontre était le début d’une série d’événements bienheureux annonçant le soutien indéfectible d’Allâh .

   Affligé et éreinté par le chemin du retour, le Messager arrivait près de Qarn Al-Manâzil, où il eut l’impression que le ciel était assombri par les nuages. Il leva la tête et vit l’ange Gibrîl  qui s’adressa à lui : « Allâh a entendu ta plainte et la voie que ton peuple a choisie. Il m’a donc envoyé avec cet ange responsable des montagnes. Tu peux lui ordonner ce qui te plaît ». L’ange des montagnes salua l’Envoyé de Dieu et se soumit : « Si tu me l’ordonnes, je ferai plier sur eux ces deux montagnes. » Il faisait référence à deux grandes montagnes qui dominaient la Mecque. Le Prophète répliqua : « Non, mais j’espère qu’Allâh fera de leur progéniture des gens qui adoreront nul autre que Lui, L’Unique. » L’ange s’étonna et lui dit : « Véridique est Celui qui t’a appelé le compatissant et le miséricordieux. » C’est en effet ainsi que Dieu désigna le sceau des prophètes dans le Coran : « Certes, un Messager pris parmi vous, est venu à vous, auquel pèsent lourd les difficultés que vous subissez, qui est plein de sollicitude pour vous, qui est compatissant et miséricordieux envers les croyants. », s.9 At-Tawba (Le Repentir), v.128.

    Alors que le Prophète se dirigeait toujours vers la Mecque, une autre rencontre providentielle vint réconforter son âme blessée. Au cours d’une nuit qu’il passait à prier Dieu et à réciter le Coran, un groupe de djinns passa aux abords du palmier où le Prophète  s’était réfugié ; ils l’entendirent psalmodier des versets. Les êtres invisibles furent tellement fascinés par la majesté du Livre qu’ils repartirent gagnés par la foi, impatients d’avertir leur communauté. C’est la révélation qui informa le Prophète  de cette bonne nouvelle : « (Rappelle-toi) lorsque Nous dirigeâmes vers toi une troupe de djinns pour qu’ils écoutent le Coran. Quand ils assistèrent [à sa lecture] ils dirent : “Ecoutez attentivement”… Puis, quand ce fut terminé, ils retournèrent à leur peuple en avertisseurs. Ils dirent : “Notre peuple ! Nous venons d’entendre un Livre qui a été descendu après Moïse, confirmant ce qui l’a précédé. Il guide vers la vérité et vers un chemin droit. Notre peuple ! Répondez au prédicateur d’Allâh et croyez en lui. Il [Allâh] vous pardonnera une partie de vos péchés et vous protègera contre un châtiment douloureux.” », s.46 Al-‘Ahqâf, v.29-31.

   Avec cet évènement, le Messager se rassurait de savoir qu’hormis les humains qui résistaient à son appel et qui démentaient son annonce, il existait dans un monde parallèle des êtres qui croyaient en lui et qui se faisaient l’écho de son message divin parmi les leurs.

   Une fois aux environs de la Mecque, Zayd angoissa à l’idée que les Qouraychites pussent mettre leurs menaces à exécution à l’endroit du Messager suite au voyage à At-Tâ’if, d’autant plus qu’Aboû Tâlib n’était plus de ce monde pour le protéger. Le Prophète  ne s’en inquiéta pas et rassura son Compagnon : « Dieu trouvera un heureux soulagement à cette pénible situation et fera triompher Son Prophète. » Mais avant d’entrer à la Mecque, l’Apôtre de Dieu suggéra tout de même à Zayd d’aller solliciter la protection des tribus avoisinantes contre la terrible vengeance que préparaient les Qoraychites. Trois tribus refusèrent de braver Qouraych pour soutenir l’Envoyé de Dieu. Ce n’est que le quatrième clan invité à protéger le Prophète  qui répondit favorablement à la requête. Ainsi, Al-Mout‘am Ibnou ‘Adiyy, le chef de la tribu des Banî Nawfal Ibnou ‘Abdi Manâf ordonna à ses fils d’escorter le Prophète  et son Compagnon qui purent ainsi entrer à La Mecque sans craindre les représailles de Qouraych.

   Malgré la protection apportée par les Banoû Nawfal, le Prophète  ne se sentait guère en sécurité et l’hostilité des polythéistes allait crescendo. Son destin de Messager était tracé : toute personne qui souhaite prêcher la parole de Dieu, et combattre les excès et les écarts des humains se verra combattue et vilipendée de la plus cruelle des manières ; Dieu ne dit-Il pas à Son Messager : « Endure donc, comme les messagers doués de fermeté ; et ne te montre pas trop pressé de les voir subir [leur châtiment]… », s.46 Al-Ahqâf, v.35. Il le rassurait également en disant : « Nous secourons, certes, Nos Messagers et ceux qui croient dans la vie présente tout comme au jour où les témoins [les anges gardiens] se dresseront (le Jour du Jugement) », s.40 Ghâfir (L’Absoluteur), v.51.

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