(10) Les mâtourîdites

Histoire de la pensée islamique

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    Au cours de la deuxième moitié du troisième siècle après l’Hégire émergea un courant de pensée appelé « al-mâtourîdiyya ». Son instigateur et éponyme Al-Mâtourîdî s’était fixé comme objectif de contrer les mouvements égarés de son époque tels que les mou‘tazilites ou les anthropomorphistes.

Bien qu’il ait atteint son but, il s’avère que sa doctrine comporte également certaines idées qui ne font pas l’unanimité des savants.

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Reghistan, place principale de la ville de Samarkand

Le fondateur

   Il s’agit d’Aboû Mansoûr Mouhammad Ibnou Mouhammad Ibnou Mahmoûd Ibnou Mouhammad Al-Mâtourîdî Al-Hanafî Al-Moutakallim, connu sous le nom simplifié d’Aboû Mansoûr Al-Mâtourîdî. Ce hanafite né à Mâtourîd, une région de Samarkand (actuel Ouzbékistan), était également surnommé : « l’imâm de la droiture », « l’érudit de la guidance », « l’imâm des moutakallimîne », « le correcteur de la foi des musulmans », « l’émulateur de Ahl as-sounna » ou encore « le porte-drapeau des notables de Ahl as-sounna wa-l-jamâ‘a ».
Son année de naissance n’est pas connue précisément, mais les historiens s’accordent pour dire qu’il est mort en 333 H (944 ap. J.-C.) dans sa ville natale.
Selon certaines sources, Al-Mâtourîdî n’entreprit pas moins de vingt-deux voyages à Bassora pour débattre sur le dogme avant de se consacrer aux études jurisprudentielles.
Sa longue existence lui permit de vivre sous l’autorité de douze califes de l’Empire abbasside à partir d’Al-Moutawakkil Ja‘far Ibnou-l-Mou‘taçim Ibnou Mouhammad Ibnou Hâroûn Ar-Rachîd et donc d’observer plusieurs événements politiques importants.

Contexte historique

   Le débat prenait de l’ampleur entre les châfi’ites et les hanafites de son pays sur des questions jurisprudentielles, puis avec l’avènement des mou‘tazilites les polémiques portèrent sur des questions dogmatiques. Certains savants affirment que les avis dogmatiques d’Al-Mâtourîdî concordent avec ceux d’Aboû Hanîfa.
En effet, tous deux soutiennent que la foi consiste dans la conviction du cœur et l’affirmation par la langue, sans ajouter, comme le font les imâms Mâlik, Ach-Châfi‘î et Ahmad Ibnou Hanbal, la pratique avec les membres. Al-Mâtourîdî, à l’instar d’Aboû Hanîfa, alla même jusqu’à déclarer que les bases de la foi se limitaient à la conviction du cœur, l’affirmation par la langue étant un pilier supplémentaire.

   Dans un contexte où la pensée mou‘tazilite répandait de plus en plus de mal, il fallait agir. Deux grands savants se levèrent pour éradiquer les idées fallacieuses des mou‘tazilites : Aboû-l-Hassan Al-Ach‘arî en Iraq et Al-Mâtourîdî à Samarkand.

Le dogme mâtourîdite

   Plusieurs doctes avancent que la seule différence entre les doctrines ach‘arite et mâtourîdite se situe au niveau étymologique. Toutefois, une distinction majeure réside dans le fond. La comparaison des principes fondamentaux de ces trois doctrines (mou‘tazilite, ach‘arite et mâtourîdite) permet de mieux comprendre leurs différences. Le grand savant Al-Kawtharî a expliqué : « Les avis des ach‘arites se situent entre ceux des mou‘tazilites et ceux de Ahl al-hadîth. Quant aux opinions des mâtourîdites, elles se positionnent entre celles des mou‘tazilites et celles des ach‘arites ».

· La foi

Les mâtourîdites affirment que la foi n’augmente pas ni ne décroît, elle demeure statique ; c’est la piété qui s’accroît ou qui baisse. En revanche, selon les ach‘arites, la foi peut croître ou diminuer.
Concernant la vision de Dieu proprement dite, les mâtourîdites l’ont confirmée à l’instar des ach‘arites.

· La place de la raison

Si les ach’arites pensent que la connaissance de Dieu ne s’acquiert que par l’étude de la religion, les mâtourîdites ainsi que que les mou’tazilites affirment que la raison à elle seule permet de découvrir Dieu. Même si ces derniers accordent une grande importance à la raison, celle-ci reste, pour eux, dans l’incapacité de prononcer des jugements législatifs sans la révélation. Elle peut tout de même distinguer le bien du mal, ainsi que le doute dans toute chose. Pour les ach‘arites, la raison est incapable de statuer dans ces affaires, c’est Dieu à travers la révélation qui détermine la licéité ou l’illicéité, le caractère bon ou mauvais d’une chose.

· Les œuvres humaines

   Pour les mou‘tazilites, l’homme crée ses œuvres : c’est Dieu Qui l’a doté de cette capacité. Les ach‘arites avancent que l’acte est créé par Dieu, mais le fait de s’en approprier (al-kasb) revient au serviteur et c’est sur cela que ce dernier sera jugé. Toutefois, ils disent que l’appropriation finit par concorder avec l’acte créé par Dieu, alors que certains savants expliquent qu’elle coïncide avec la soumission à la volonté divine (al-jabr). Les mâtourîdites certifient que Dieu crée toute chose, mais l’appropriation dépend du choix de l’homme, qu’il opère en toute liberté.

· Les attributs divins

   Les mou‘tazilites ont nié les attributs de Dieu, les ach‘arites les ont confirmés tout en les distinguant de l’entité divine. Quant à Al-Mâtourîdî, il les confirme mais en les confondant avec l’entité. De ce fait, il se rapproche des mou‘tazilites.

· La création du Coran

   Les mou‘tazilites déclarent que le Coran est créé, les ach‘arites disent qu’il est incréé. Les mâtourîdites le considèrent comme un attribut de Dieu, sans prendre en compte les lettres et les mots qui le composent, car ceux-ci sont créés. Donc le Coran en tant que composition de lettres et de mots est nouveau (mouhdath), mais les mâtourîdites n’ont pas spécifié qu’il est incréé. Ainsi rejoignent-ils quelque peu les mou‘tazilites à ce sujet.

   Quant aux attributs équivoques, les mâtourîdites les interprètent comme Al-Ach‘arî selon la version de son livre Al-Louma’ (contrairement à ce qu’il dit dans son livre Al-Ibâna).

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· Le statut du pécheur

   Quant au croyant qui commet un grand péché, il y a unanimité entre les écoles de pensée : il ne s’éternise pas en enfer. Cependant, une divergence subsiste à propos de la définition du croyant : les khârijites le considèrent comme mécréant et les mou‘tazilites le situent dans une position intermédiaire. Pour ces deux groupes, l’acte fait partie de la foi, alors que les ach‘arites et les mâtourîdites pensent que l’acte et la foi sont indépendants. Ainsi, les mâtourîdites soutiennent que le grand pécheur ne s’éternise pas en enfer même s’il ne se repent pas.

   Les mâtourîdites formèrent une école dogmatique basée sur la science de la rhétorique. À l’époque mamelouk, cette doctrine fut largement reconnue comme étant la deuxième école sunnite orthodoxe après celle des ach‘arites. Résidant à Samarkand, en Asie Centrale, Al-Mâtourîdî n’avait que peu d’influence sur la vie intellectuelle islamique dominante durant son existence. Ce n’est que lorsque les tribus turques d’Asie Centrale adoptèrent le mode de pensée mâtourîdite que cette école gagna en importance. Le dogme mâtourîdite finit par prévaloir au sein des communautés hanafites. Les Turcs étant majoritairement hanafites, leur expansion à travers l’empire ottoman permit aux écoles hanafite et mâtourîdite de s’étendre dans tout l’ouest de la Perse, l’Iraq, l’Anatolie et la Syrie.

   Aujourd’hui, près de 53% des musulmans sunnites sont hanafites, parmi lesquels la majorité est mâtourîdite. Les adhérents au dogme mâtourîdite sont présents en Turquie, dans les Balkans, en Asie Centrale, en Chine, en Inde, au Pakistan et en Érythrée.

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