(8) Les mou’tazilites

Histoire de la pensée islamique

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    Dans l’ordre chronologique d’apparition des différentes écoles dogmatiques musulmanes, la pensée mou‘tazilite vit le jour après celle des kharijites. Cette doctrine apporta des réponses différentes, notamment concernant le statut du pécheur,et elle devint par la suite une des plus importantes écoles de théologie musulmane. Cela dit,

l’importance exagérée que les mou‘tazilites ont accordée à la raison a fait de leur mouvement une secte déviante. À l’aube de son apparition, celle-ci tire son nom de sa mise à l’écart physique à l’intérieur même de la mosquée.

Origines

    La doctrine mou‘tazilite est apparue à l’époque des Omeyyades, mais s’est réellement épanouie à la période abbasside. D’aucuns pensent que les premiers mou‘tazilites étaient des suiveurs de ‘Alî Ibnou Abî Tâlib . Ceux-ci ont quitté la politique pour se consacrer uniquement à l’adoration, au savoir et plus spécifiquement à l’étude de la foi. L’élément déclencheur d’une telle conduite fut la renonciation au califat de la part de Hassan Ibnou ‘Alî .

   Après la mort de ‘Ali , certains compagnons se sont écartés, refusant de s’impliquer dans l’affrontement opposant Mou‘âwyia et Hassan Ibnou ‘Ali . C’est ce qui fait croire à certains savants que les mou‘tazilites tirent leurs origines de ces événements. Quoiqu’il en soit, la majorité des savants pensent que l’initiateur de ce mouvement était Wâçil Ibnou ‘Ata’. Cet ancien disciple d’Al-Hassan Al-Basrî contredit un jour son maître en affirmant que le grand pécheur se situe entre le croyant et l’incrédule : il le qualifie de pervers. C’est précisément cette situation médiane attribuée au pécheur qui confère à la doctrine mou‘tazilite l’expression consacrée « manzila bayna-l-manzilatayn » (une position intermédiaire).

   Les livres mou‘tazilites expliquent cependant que leur tendance apparut bien avant l’incident qui écarta Wâçil Ibnou ‘Atâ’ de son maître Al-Hassan Al-Basrî : les adeptes considéraient ce dernier comme l’un des leurs puisqu’il étiquetait le grand pécheur d’hypocrite.

   L’imâm Al-Maqrîzî pense que leur nom provient de l’appellation donnée à un groupe juif : « Al-Frouchim » (les écartés). Ces derniers utilisaient la philosophie de leurs ancêtres pour expliquer la Torah. Les mou’tazilites leur ressemblaient en ce sens.

Leurs principes

   La théorie mou‘tazilite sanctifie la raison au point de la considérer comme étant le substitut de Dieu en l’homme. Comme elle permet de distinguer le bien du mal, elle représente la première source de droit pour ses adeptes et passe avant le Coran et la sounna. Les principes du dogme mou‘tazilite sont au nombre de cinq :

L’unicité

   Les mou‘tazilites croient à une unicité complète de l’entité divine. En conséquence, ils contestent l’anthropomorphisme pour couper court à toute comparaison de Dieu avec Ses créatures. Ils pensent que Dieu est Un et Unique et que rien ne Lui ressemble. Il n’est ni un corps, ni une image, et n’est constitué ni de chaire, ni de sang ; Il n’a ni couleur, ni odeur ; Il ne ressent ni la chaleur, ni le froid… ; Il ne possède pas de membres, n’a ni droite, ni gauche, ni devant, ni arrière, ni dessus, ni dessous et ne peut être vu. Il ne peut être touché par la joie, le mal ou la douleur.

   Enfin, la création d’une chose ne Lui est ni plus facile ni plus difficile que de créer une autre chose. Ce principe a pour but de contrer la vision d’un groupe qui figurait Dieu et Lui donnait des traits communs aux contingents.

La justice

   Dieu ne crée pas les œuvres de Ses serviteurs. Ces derniers appliquent ce qu’Allâh leur ordonne ou leur interdit de faire grâce au pouvoir qu’Il leur a conféré. Il n’ordonne que ce qu’Il aime et n’interdit que ce qu’Il déteste : Allâh ne cautionne pas la corruption (al-fassad). Ce fondement répond directement aux jabriyyah qui avancent que Dieu crée les actes des hommes, créatures dépourvues de volonté ou de pouvoir propres.

   Al-wa‘d et al-wa‘îd (promesse et menace)

   La promesse du pardon et celle du châtiment sont inéluctables. Selon eux, le pardon ne sera pas accordé à celui qui ne s’est pas repenti.
Ce principe vient à l’encontre de celui des mourji’a qui pensent que la foi sise dans le cœur suffit au salut de l’âme.

   Une position intermédiaire

    Pour les mou‘tazilites, la foi se concrétise dans le bien qu’accomplit le musulman. À cause de ses péchés, le pervers ne réalise pas l’ensemble des bonnes actions entrainant son salut. L’étiqueter de mécréant ne lui sied guère plus puisqu’il atteste de l’unicité de Dieu. Par conséquent, s’il meurt avant de se repentir, il s’éternisera en enfer avec un châtiment allégé. Tant qu’il est vivant, le pervers est tout de même appelé croyant, non pas pour vanter le mérite de sa foi mais pour le distinguer des mécréants.

   Inciter au bien et interdire le mal

    Ce principe islamique fondamental est obligatoire pour tous les croyants et peut leur être imposé par tout moyen. Soutenir les idées mou‘tazilites atteint un degré qui s’apparente au devoir de combattre le mécréant ou le pervers. Ce principe a poussé les mou‘tazilites à entrer en conflit avec ahl al-hadîth.

La question de la création du Coran

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    Les premiers à avoir lancé cette idée sont Al-Jahm Ibnou Dirham et Al-Jahm Ibnou Safwân (128 H), deux sectaires jabrites. Les mou‘tazilites ont nié tous les attributs de sens tels que la puissance, la volonté, l’ouïe, la vue et la parole, ils ont prétendu que Dieu ne communique pas par le verbe. Ils considèrent le Coran comme une création ultérieure, loin de se rattacher à l’essence divine. Par conséquent, pour s’adresser à Moûssâ (Moïse) , ils prétendent qu’Allâh a créé la parole dans l’arbre, et c’est ainsi qu’ils ont fini par dire que le Coran est également créé.

   Cette théorie répond aux chrétiens qui affirment que ‘Îssâ (Jésus) est le Verbe de Dieu, donc Son égal. Pour eux, Dieu existe nécessairement avant le Verbe puisqu’Il est le Seul incréé.

L’ardeur excessive des mou‘tazilites

    La majorité des mou‘tazilites était constituée d’Irakiens et de Perses. Les philosophies grecques et hindoues constituaient leurs sources d’inspiration, car les Perses se basaient sur ces pensées avant leur entrée en Islam.

   Les mou‘tazila ont défendu l’Islam contre plusieurs croyances qui se sont introduites avec la conversion de certains peuples. Les Omeyyades n’ont pas combattu les mou‘tazilites, car ils ne se sont occupés que de la science (et non pas de politique). Quant aux Abbassides, ils les ont utilisés pour affronter les mouvements égarés, et ont même eu un ministre mou‘tazilite. Le roi Al-Ma’moûn, sur qui les mou‘tazila ont eu une emprise totale, a obligé toute la communauté musulmane à croire à la création du Coran. Celui qui ne suivait pas cette opinion ne pouvait pas avoir de responsabilités dans l’Etat, et son témoignage n’était plus accepté. Même les savants qui les contredisaient subissaient des supplices : la campagne d’inquisition menée par le ministre Ahmad Ibnou Abî Douâd n’a épargné personne. L’imâm Ahmad Ibnou Hanbal a été emprisonné dix-huit mois, pendant lesquels il a été fouetté. Après la mort d’Al-Ma’moûn, l’illustre savant s’est abstenu d’enseigner sous le califat d’Al-Mou‘taçim. Enfin, à l’époque d’Al-Wâtiq, il fut exilé. Ce n’est que lorsqu’Al-Moutawakkil prit le pouvoir que l’obligation de croire à la création du Coran fut abolie.

Les grands personnages mou‘tazilites

    Une des figures les plus importantes de la pensée mou‘tazilite est l’imâm Abou-l-Hassan Al-Ach‘arî. Son parcours est d’autant plus intéressant qu’il finit par prendre conscience du danger que représentait l’i‘tizâl pour l’Islam et rejoignit ainsi le sunnisme. La discussion que tint Al-Ach‘arî avec son maître Al-Joubbâ’î illustre parfaitement les limites du raisonnement mou‘tazilite. Abou-l-Hassan exposa la situation suivante :
« Supposons qu’il y ait trois frères, l’un meurt adulte dans l’obéissance d’Allâh ; le second meurt adulte dans la désobéissance et le troisième meurt enfant. Qu’adviendra-t-il de chacun ? ». La réponse de son professeur fut : « Le premier est récompensé par le paradis, le second est puni par l’enfer et le troisième n’est ni rétribué ni châtié !
― Soit ! mais si le troisième demande : « Ô Seigneur, pourquoi m’as-Tu laissé mourir dans mon enfance ? Pourquoi ne m’as-Tu pas laissé vivre pour que je T’obéisse et entre au paradis ? « . Que lui répondra Son Seigneur ?
― Allâh lui dira :  » Je sais que si tu avais grandi, tu aurais désobéi et serais entré en enfer ; aussi, le mieux pour toi était de mourir enfant !  »
― Et si le deuxième observe :  » Ô Seigneur, pourquoi ne m’as-Tu pas laissé mourir enfant ? je ne serais pas entré en enfer « . Quelle sera la réponse de Dieu ? »<br>Al-Joubbâ’î resta sans voix. C’est ainsi qu’Abou-l-Hassan révisa sa pensée et devint l’antagoniste le plus redoutable pour les mou‘tazilites du fait de sa connaissance poussée de leur mode de pensée.

    Parmi les savants mou‘tazilites, on compte Az-Zamakhchari (auteur d’Al-Kach-châf, exégèse du Coran) qui a rejoint ahl-as-sounna peu avant de mourir et Al-Jâhidh, dont le patronyme a donné al-jâhidhya, une des diverses tendances ayant vu le jour au sein des mou‘tazilites.
Wâçil Ibnou ‘Ata’ a prêté son prénom à al-wâçiliyya ; al-houdhayliyya fait référence à son maître Aboû Houdhayl Al-‘Allâf ; an-nidhâmiyya fut fondée par Ibrâhîm Ibnou Sayyâr An-Nidhâm, élève d’Aboû Houdhayl ; enfin, Ahmad Ibnou Hâ’it établit al-hâ’itiyya.

    Au final, la secte mou‘tazilite s’est divisée en vingt groupes, chacun n’hésitant pas à accuser l’autre d’apostasie. En usant d’une logique illusoire, les mou‘tazilites ont indéniablement prêté à l’Islam une interprétation erronée, causant du tort à leurs propres adeptes, mais aussi au restant des musulmans.

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