(4) Mâlik Ibnou Anas : Sa relation avec le pouvoir

École Malikite

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 Le contexte sociopolitique et philosophico-religieux

   L’imâm Mâlik vit quatre-vingt-sept ans, traversant une longue période sociopolitique à la fois stable et mouvementée : quarante ans sous le règne des Omeyyades, et quarante-sept autres sous celui des Abbassides.

Huit califes omeyyades se passent le relai, dont Al-Walîd, Soulaymâne Ibnou ‘Abdel-Malik, ‘Omar Ibnou ‘Abdel-Azîz, Yazîd et Hichâm Ibnou ‘Abdel-Malik.

   Cinq califes abbassides les succèdent, dont Aboû Al-‘Abbâss As-Saffâh, Aboû Ja’far Al-Mansoûr, Al-Mahdî et Hâroûn Ar-Rachîd.

   Les mécontentements sociaux de l’époque révèlent l’exploitation contestable de la religion à des fins politiques. Les Abbassides parviennent à s’imposer sur les Alides, lors de l’effondrement de la dynastie omeyyade, en invoquant leur parenté avec le Prophète .

   Sur le plan philosophico-religieux, depuis leur échec en 127 H, à la fin du régime omeyyade, les kharijites perdent de leur vivacité. Il en va de même pour les mourji’ites. Différents courants coexistent : les qadariya qui sont partisans du libre arbitre ; les jahmiya qui nient l’existence des attributs divins ; les mouchabbiha qui attribuent à Dieu des caractéristiques humains et les mou’tazila. De fait, les musulmans ont grandement besoin d’un système juridique harmonieux et structuré. La première tentative entreprise est celle de l’imâm Al-Awzâ’î (décédé en 157 H). Mais c’est l’imâm Aboû Hanîfa par le truchement de ses disciples (Aboû Yoûssouf et Mouhammad Ach-Chaybânî), puis l’imâm Mâlik par le biais de son Mouwatta’ qui réussissent l’exploit de la mise en place des premières écoles juridiques : elles vont perdurer dans le temps.

   Mâlik manifeste à l’égard des califes en place une impressionnante dignité qui en impose. Il déclare : « A chaque fois que j’entrais chez un de ces califes, Dieu ôtait la crainte de mon cœur pour leur exposer la vérité. » ; « Si je ne rencontrais pas ces califes, la sunna du Prophète ne sera pas respectée dans cette ville. » Toutefois, l’érudit ne leur rend visite que lorsqu’ils passent par Médine pour se rendre au pèlerinage à la Mecque, et jamais il ne se plie à la coutume du baise-main du calife.

   Un jour, Al-Mansoûr élève la voix dans la mosquée du Prophète : par respect pour la présence sur les lieux de la dépouille mortuaire du Messager d’Allâh (pbDsl), Mâlik réprimande le calife conformément au verset « Ô vous qui avez cru, n’élevez pas vos voix au dessus de celle du Prophète ! »

   Présent à une des assises d’Al-Mahdî, Mâlik demande de l’eau. C’est alors qu’on lui présente une coupe en verre dotée d’une anse en argent. Mâlik refuse de boire jusqu’à ce qu’on lui présente une coupe en argile.

   Al-Mahdî envoie ses enfants Moûssâ et Hâroûn Ar-Rachîd à Médine pour apprendre de Mâlik . Une fois devenu calife, Ar-Rachîd fera de même avec ses deux fils.Lorsque Mâlik entre chez Al-Mahdî ou chez Ar-Rachîd alors que l’assise est pleine, il leur dit : « Où peut s’asseoir cheikh Mâlik ? Où peut s’asseoir ton cheikh ? Où peut s’asseoir ton oncle ? » C’est alors que les califes lui répondent : « Approche-toi de moi, ô Abâ ‘Abdillâh ! »

   Ar-Rachîd accomplit le pèlerinage tous les deux ans. Il en profite à chaque fois pour rendre visite à Mâlik . Il demande à ce qu’on invite Mâlik à la mosquée pour entendre de lui des hadîths, mais ce dernier refuse en déclarant : « On rend visite au savoir et non l’inverse ! ». Parvenu devant le domicile du savant, le calife a dû d’abord attendre que celui-ci se lave, puis se parfume et brûle de l’encens dans sa maison : ainsi procède-t-il toujours avant de transmettre les paroles du Prophète bien-aimé . Après ce rituel, le calife peut enfin lui demander : « Veux-tu lire pour moi ? » Malik de répondre : « Cela fait longtemps que je ne lis pour personne. » Le calife ordonne alors : « Fais sortir les gens pour que je lise le hadîth sous ton égide ! » Mâlik rétorque : « Le savoir ne sert plus lorsqu’on le donne aux particuliers et qu’on l’interdit aux communs des gens. Demande donc à un de tes compagnons de lire. » C’est alors que Ar-Rachîd commande à Al-Mourîra de lire pendant que Mâlik explique ce les hadîths à toute l’audience.

   Hâroûn Ar-Rachîd visite un jour Mâlik pour apprendre de lui, puis lui dit : «nous avons montré une modestie envers ton savoir et nous avons pu en tirer profit. Mais Soufiâne a montré une modestie envers nous et nous n’avons pas pu en tirer profit.» [Soufiâne rend en fait visite aux califes dans leurs palais].

   Une fois, Mâlik visite Ar-Rachîd alors qu’il se trouve à Médine. Il aperçoit chez lui un jeu d’échec et refuse de s’asseoir. Il interpelle le calife en ces termes : « ceci est-il un droit [haq], ô émir des croyants ? [en désignant l’échiquier] » Celui-ci de répondre : « Non ! » Mâlik dit : « Y a-t-il après le droit que l’égarement ? ». Ar-Rachîd repousse alors le jeu du pied et ordonne que l’on ne le lui présente plus. Une fois n’est pas coutume, il est arrivé à Ar-Rachîd de ne pas respecter un serment. Il se tourne dès lors vers les savants pour connaître la manière d’expier ce manquement à la parole : les érudits l’orientent vers l’affranchissement d’un esclave conformément au verset : « […] L’expiation en sera de donner à manger à dix pauvres de ce dont vous nourrissez habituellement votre famille, ou de les vêtir, ou d’affranchir un esclave. Celui qui n’en aura pas les moyens accomplira un jeûne de trois jours. Telle sera l’expiation de vos serments non respectés […] » (s.5 Al- Mâ’ida (La Table servie), v.89). Mais Mâlik proteste et lui dit : « Tu dois jeûner trois jours. » Ar-Rachîd le questionne : « Me considères-tu comme un démuni ? » Et Mâlik de répondre : « Ô Emir des croyants, ce qu’il y a entre tes mains ne t’appartient pas ! ». Cette réponse est l’explication politique de la position adoptée par Mâlik eu égard au statut de Hâroûn Ar-Rachîd, car effectivement le calife devait affranchir un esclave, mais l’érudit voulait lui donner une leçon de modestie en penchant pour une expiation plus légère… en apparence. Un message plus subtil se profile dans cet électrochoc, il se résumerait ainsi : « Ô calife, Allâh te gratifie de la souveraineté et de la bonne fortune ! Mais Il peut aussi te l’ôter ! Sois à la hauteur de tes responsabilités, sois un modèle pour tes administrés ! Tu n’es pas n’importe qui, ne te rabaisse pas au niveau de l’ignorant et du démuni. Affranchir un esclave est une expiation aisée pour toi… se contenir de pécher l’est moins : le jeûne t’enseignera la retenue et l’humilité. »

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Hâroun Ar-Rachîd

   Une autre fois, Ar-Rachîd envoie une lettre à Mâlik lui demandant de ne plus transmettre le hadîth au sujet du coing (Safarjal) puisque ce hadîth fait l’éloge de Mou’âwiya Ibnou Abî Soufiâne. Mâlik est pris de colère et rétorque : « Ceux qui dissimulent les signes évidents et la bonne direction que Nous avons clairement révélés dans le Livre, ceux-là seront maudits de Dieu et de tous ceux qui peuvent les maudire. » [s.2 Al-Baqara (La Génisse), v.159], puis il clame à haute voix : « Nâfi’ nous a rapporté un hadîth de Ibnou ‘Omar qui dit : « J’étais chez le Prophète quand on lui donna comme cadeau des coings. Il donna à chacun de ses Compagnons un et en donna trois à Mou’âwiya et dit : « Retrouve-moi avec [ces coings] au paradis ! »».

Positionnement politique de Mâlik

   La gestion islamique d’un pays est un art relevant d’une haute conscience spirituelle et politique, et celle des califes en place ne suscite pas l’unanimité. Ainsi, Mouhammad An-Nafs Az-Zakiya, descendant du Prophète Mouhammad , se révolte-t-il contre Al-Mansoûr, et les gens de s’interroger sur la légitimité de soutenir l’opposition alors qu’ils ont prêté allégeance à Al-Mansoûr.

   Dans ses cours, l’imâm Mâlik rapporte un hadîth sur le Prophète qui dit : « La répudiation est caduque pour celui qui est contraint. » Le raisonnement par analogie de cette sentence prophétique conclut à la non légitimité de l’allégeance des gens prêtée à Al-Mansoûr.

   En outre, les administrés questionnent Mâlik : « Est-il permis de combattre les insurgés contre les califes? » Il répond : « Oui, s’ils se rebellent contre quelqu’un de similaire à ‘Omar Ibnou ‘Abdelazîz ». « Et si le calife ne lui ressemble pas ? », insistent ses contemporains. Il réplique : « Dieu se vengera en utilisant un transgresseur contre un transgresseur, ensuite Il se vengera des deux. »Mâlik adopte de fait la neutralité face à la gouvernance des abbassides, sans pour autant s’empêcher de témoigner que la gestion politique de l’époque ne ressemble en rien à celle d’un véritable califat islamique.

   Ce positionnement de Mâlik donne à ses détracteurs le prétexte pour l’accuser d’encourager la révolte. C’est alors que le gouverneur de Médine Ja’far Ibnou Soulaymâne — qui n’est autre que l’oncle d’Al-Mansoûr —, convoque Mâlik : l’érudit est flagellé, ses mains sont frappées au point qu’il ne peut plus les lever.
Hichâm Ibnou ‘Abderrahmâne Ibnou Mou’âwiya Ibnou Hichâm Ibnou ‘Abdelmalik (certaines sources parlent de son père Abderrahmâne Ad-Dâkhil), calife omeyade de l’Andalousie, adopte l’école mâlikite comme référence jurisprudentielle et juridique en 170 H. Certains accusent alors Mâlik d’être pro-omeyade et anti-abbasside. Or, la décision du gouverneur de l’Andalousie n’est que le résultat du respect mutuel entre les deux hommes. En effet, Mâlik questionne un jour des pèlerins andalous sur l’état de l’Islam dans leur contrée. Ils lui font part de la piété de Hichâm Ibnou ‘Abderrahmâne (ou de son père), de sa justice, de son ascétisme et de son jihâd. Et Mâlik de s’exclamer : « Que Dieu embellisse notre terre sacrée par quelqu’un comme lui !

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Intérieur et extérieur d’Al-Hambra (Andalousie)

   A leur retour, les pèlerins informent le roi andalou du respect que lui témoigne l’éminent savant. Hichâm respecte depuis longtemps déjà Mâlik de par les nombreux et bons témoignages qu’il entend sur lui, c’est pourquoi il décide d’adopter l’école du savant comme référence en Andalousie.
Cette anecdote est loin de prouver que Mâlik est pro-omeyade : il est plutôt un homme épris de justice. Son école sera, d’ailleurs, adoptée plus tard comme référence au Maroc par Idrîss Ibnou Abdillâh Ibnou Al-Hassân Al-Mouthannâ Ibnou Al-Hassân Ibnou ‘Alî (connu au Maroc sous le nom de Moulay Idrîss I) qui dit : « Nous avons la priorité quant à l’adoption de l’école de Mâlik. »

   A l’instar de certains autres fondateurs d’écoles juridiques, Mâlik refuse d’occuper des fonctions officielles, comme celle de juge ou de mouftî, pour le compte du pouvoir investi. Il maintiendra toujours la position selon laquelle il ne faut pas encourager de révolution contre le gouvernant, même si celui-ci est injuste, car un tel agissement augmente l’insécurité dont les conséquences sont lourdes pour la cohésion de la communauté.

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