Aboû Hâmid Al-Ghazzâlî : l’Argument de l’Islam

Biographie des savants

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   Parmi la pléiade des savants de l’Islam se distingue nettement Aboû Hâmid Al-Ghazzâlî. Juriste, théologien, philosophe, cosmologiste, psychologiste et mystique invétéré, il est considéré comme étant le pionnier du scepticisme empirique.

Ses réflexions changèrent radicalement le cours de la philosophie islamique du 12ème siècle, qui en était encore à ses balbutiements. Son parcours, sa réflexion et son travail reflètent parfaitement le cheminement intérieur mené par cet éminent savant connu et reconnu sur tous les continents.

Parcours

   Aboû Hâmid Ibnou Mouhammad Ibnou Mouhammad At-Toûssî Ach-Châfi‘î Al-Ghazzâlî vit le jour en 1058 ap. J.-C. (450 H) à Toûs dans le Khorâsân (actuel Iran). Même s’il perdit son père durant sa tendre enfance, Aboû Hâmid eut néanmoins la possibilité de suivre un programme d’études dispensé à Naysaboûr (disciple et compagnon de l’imâm Al-Jouwaynî jusqu’à la mort de celui-ci en 1085 soit 477 H) et à Baghdâd.

   Il acquit bientôt un haut degré d’érudition en religion et en philosophie si bien qu’il fut nommé, par l’influent ministre seljoukide Nidhâm Al-Moulk, professeur titulaire en 484 H à l’Université An-Nidhâmiya de Baghdâd, reconnue comme étant une des institutions d’apprentissage les plus réputées de l’époque. Son élève, l’illustre docte Aboû Bakr Ibnou Al-‘Arabî déclara : « J’ai vu Al-Ghazzâlî à Baghdâd dispenser un cours auquel assistaient plus de quatre-cents personnes à turban (faisant référence aux savants) parmi les notables pour prendre de son savoir. »

   Cependant, après quatre années d’enseignement, il renonça à ses activités académiques et ses intérêts matériels pour emprunter la voie de l’ascétisme. Pendant onze ans, l’érudit mena une vie d’ermite entre Damas, Jérusalem et La Mecque. Cette période fut marquée par un profond besoin de voyager et une quête perpétuelle de savoir religieux : le processus de transformation mystique suivait son cours. Il se rendit d’abord au Hijâz pour y accomplir le pèlerinage et en profita pour rencontrer les doctes de la Mecque et de Médine. Puis il se dirigea vers la Syrie où il séjourna quelques temps à Damas avant de passer deux ans à Jérusalem. L’Egypte – notamment Alexandrie – fut sa destination suivante avant de retourner à Baghdâd puis dans sa ville natale de Toûs

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   Trousse à crayons de l’imâm Al-Ghazzâlî exposée dans un musée du Caire

   Il reprit par la suite ses responsabilités d’enseignant, mais finit par les délaisser à nouveau. Une période de vie solitaire, dévouée à la contemplation et à l’écriture s’ensuivit, amenant le docte au statut d’auteur d’un nombre impressionnant d’œuvres magistrales et éternelles.

   Sa personne, elle, s’éteignit en 1111 (505 H) à Baghdâd, à l’âge de 53 ans. Il s’était préparé à mourir et avait pris soin de s’envelopper lui-même dans son linceul, après avoir écrit un petit mot à l’attention de ses amis : « Ne pensez pas que ce cadavre que vous voyez là soit moi. Au nom de Dieu, je vous le dis, ce n’est pas moi, je suis esprit et ce que vous voyez n’est que de la chair qui fut certes un temps ma demeure et mon vêtement. Mais ce que je suis aujourd’hui vous le deviendrez aussi, car je sais que vous êtes comme moi, les âmes de toute l’espèce humaine procèdent de Dieu et les corps de chacun sont composés d’eux-mêmes. Le bien et le mal, de même, existaient en nous. Je vous transmets un message de courage : puisse la paix et la joie de Dieu être vôtre pour l’éternité. »

Son influence

   Al-Ghazzâlî s’impliqua intensément dans trois affrontements politiques et intellectuels majeurs qui secouèrent le monde musulman à cette époque : la lutte entre la philosophie et la religion ; l’antagonisme entre le sunnisme, défendu par le califat abbasside et le chiisme, soutenu par l’état fatimide, et l’opposition entre inspiration et raison.

   Al-Ghazzâlî rayonna sur l’ensemble du monde musulman de son époque, particulièrement dans les domaines mystique et philosophique. S’appuyant sur son érudition incontestable et sur sa propre expérience mystique, il s’appliqua à réformer ces deux tendances déviantes.

   Al-Ghazzâlî participa grandement à l’intégration du soufisme au sein de l’Islam orthodoxe du Moyen-âge en réconciliant parfaitement les principes mystiques aux lois islamiques. En effet, le mouvement soufi s’engouffrait dans des théories excessives au point de négliger l’observance des prières obligatoires et autres devoirs de l’Islam. Ses travaux présentent en outre une description détaillée et pertinente du soufisme, inédite à l’époque. Pourtant, il ne manqua pas de souligner l’importance du soufisme authentique qui, selon lui, constitue la voie qui permet d’atteindre la vérité absolue.

   De sa plume, il renforça le statut du sunnisme face aux autres tendances se réclamant de l’Islam. Ainsi, il réfuta rigoureusement l’idéologie ismaélite émergeante dans les territoires perses et contribua de manière significative à son affaiblissement.

   Critique engagé de la philosophie des temps anciens, Al-Ghazzâlî n’en était pas moins un maître incontesté : il l’avait étudiée de fond en comble. Ce n’est qu’après l’étude profonde de cette matière, accompagnée d’une réflexion intense que le philosophe se permit de condamner la méthode employée par ses homologues contemporains. Un grand nombre de philosophes musulmans avaient à l’époque suivi et développé plusieurs points de vue issus de la philosophie grecque, y compris la philosophie néoplatonicienne, mais leurs discours – opposés aux enseignements islamiques – entrainaient de sérieux conflits au sein de la communauté.

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Représentation de Platon et Aristote par Raffaello Sanzio (1483-1520)

   Il adopta les techniques de logique aristotélicienne et les procédures néoplatoniciennes pour dévoiler les failles et les lacunes de la philosophie néoplatonicienne dominante à l’époque et pour diminuer les influences négatives de l’aristotélisme et du rationalisme à outrance. Contrairement à certains philosophes musulmans comme Al-Fârâbî et Avicenne, il révéla l’incapacité de la raison à appréhender l’absolu et l’infini. La raison ne peut transcender ce qui est limité en nombre ou en taille et se borne à l’observation de ce qui est relatif. Aussi, de nombreux philosophes musulmans ont soutenu que l’Univers était restreint dans l’espace mais infini dans le temps. Pour Al-Ghazzâlî, un temps inscrit dans l’infini est inévitablement relié à un espace sans limite. Avec sa limpidité d’esprit et sa force de conviction, il fut capable d’établir un équilibre entre la religion et la raison, et d’identifier leurs sphères spécifiques : respectivement l’infini et le fini.

   L’influence d’Al-Ghazzâlî est aussi profonde qu’éternelle. Il fut un des plus grands théologiens de l’Islam. Connu en Occident sous le nom d’Algazel, ses doctrines théologiques s’infiltrèrent en Europe, influencèrent les scolastiques juive et chrétienne, et plusieurs de ses arguments semblent avoir été repris par St Thomas d’Aquin pour rétablir l’autorité du christianisme orthodoxe en Occident. Le penseur juif qui s’est le plus inspiré de la pensée d’Al-Ghazzâlî fut le grand Maïmonide (en arabe : Moûsâ Ibnou Maymoûn ; en hébreu : Moshe Ben Maimon [1135-1204]). Cette influence est manifeste dans son Dalâlat Al-Hâ’irîn (Guide des égarés), rédigé en arabe, une des œuvres les plus importantes de la théologie juive médiévale.

   L’autorité d’Al-Ghazzâlî se fit évidemment sentir sur la pensée éducative islamique du 6ème au 13ème siècle de l’Hégire (du 12ème au 19ème siècle de l’ère chrétienne). À de rares exceptions près, les praticiens et les théoriciens de l’éducation se sont contentés de copier Al-Ghazzâlî et de résumer ses opinions et ses écrits.

   La quasi-totalité de la pédagogie musulmane (et en particulier sunnite) a suivi le chemin préalablement tracé par Al-Ghazzâlî, dont l’influence ininterrompue a survécu au déferlement de la modernité occidentale et à l’apparition concomitante de la civilisation arabe contemporaine.

Un psychologiste confirmé

   Al-Ghazzâlî fut l’un des premiers à subdiviser les motivations sensorielles en cinq sens externes (l’ouïe, l’odorat, la vue, le goût et le toucher) et en cinq sens internes qui sont :

– le bon sens (al-hiss al-mouchtarik) qui synthétise les impressions sensorielles véhiculées jusqu’au cerveau en leur donnant une signification ;

– l’imagination (at-takhayyoul) qui permet à l’individu de conserver des images mentales issues de son expérience ;

– la réflexion (at-tafakkour) qui rapproche les pensées pertinentes entre elles, les associe ou les dissocie après un examen attentif ;

– le souvenir (at-tadhakkour) qui permet de se rappeler l’aspect extérieur des objets mémorisés et des significations ;

– la mémoire (al-hâfidha) où sont stockées les impressions perçues par les sens.

   Tandis que les sens externes se situent sur des organes bien précis, les sens internes se trouvent dans différentes régions du cerveau. Al-Ghazzâlî affirma également que ces sens internes permettaient d’anticiper des situations futures conformément à ce qui a été acquis par expérience.

   Le grand psychologiste s’intéressa en outre aux différentes appellations de l’âme (an-nafs) selon son état :

– an-nafs al-ammâra : l’âme incitatrice au mal qui encourage l’individu à laisser libre cours à ses passions et l’incite à commettre le mal. Ces paroles citées dans sourate Yoûssouf en témoignent : « Je ne m’innocente cependant pas, car l’âme est très incitatrice au mal […] », s.12 Yoûssouf, v.53 ;

– an-nafs al-lawwâma : l’âme blâmable, elle est la conscience qui guide l’individu vers le bien ou le mal. Le Coran mentionne : « Mais non ! Je jure par l’âme qui ne cesse de se blâmer. », s.75 Al-Qiyâma (La Résurrection), v.2 ;

– an-nafs al-moutma’inna : cette âme rassurée a trouvé la paix ultime. C’est cette appellation qu’utilise le Coran : « Ô âme apaisée, retourne vers ton Seigneur, satisfaite et agréée », s.89 Al-Fajr (L’Aube), v.27-28.

   Al-Ghazzâlî poussa son analyse psychologiste encore plus loin, puisqu’il affirma que l’être humain pouvait contracter deux sortes de maladies : physiques et spirituelles. Il considérait les secondes comme étant les plus dangereuses, car elles résultent de l’ignorance et de l’éloignement du Très-Haut. Il classa ces troubles de la manière suivante :

– l’égocentrisme ;

– l’amour excessif des richesses, de la gloire et de la notoriété ;

– l’ignorance, la lâcheté, la cruauté, le désir, le doute (al-waswâs), la malice, la calomnie, l’envie, la tromperie et l’avidité.

   Pour vaincre ces faiblesses spirituelles, Al-Ghazzâlî suggéra de recourir à la thérapie des opposés, comme l’ignorance et le savoir ou la haine et l’amour, etc.

   Selon lui, l’être humain se situe entre les animaux et les anges ; il se distingue par ses connaissances. Il soutient que l’homme peut soit atteindre le degré des anges grâce au savoir, soit dégringoler au niveau des animaux en laissant ses passions et sa colère le dominer.

Ses œuvres maîtresses

   Al-Ghazzâlî fut également un écrivain particulièrement fécond. Il écrivit plus de soixante-dix ouvrages concernant les sciences, les balbutiements de la philosophie islamique, la psychologie musulmane, le kalâm et le soufisme. Sa rencontre avec le scepticisme le poussa à embrasser une forme d’occasionalisme théologique : tous les événements et les interactions ne sont en aucun cas le résultat de la conjonction des éléments du monde terrestre, mais plutôt le fruit direct de la volonté divine.

   C’est dans son livre Touhâfoutou-l-falâsifa (L’incohérence des philosophes) que l’auteur y aborde le scepticisme philosophique qui ne sera mentionné en Occident qu’avec René Descartes, George Berkeley et David Hume. Cet ouvrage marqua un tournant décisif en épistémologie musulmane, grâce à ses véhémentes réfutations des pensées aristotélicienne et platonicienne. Il visait les philosophes musulmans du 8ème au 11ème siècle – notamment Avicenne et Al-Fârâbî – qui tirent leurs réflexions des anciens penseurs grecs. Al-Ghazzâlî dénonça amèrement la non croyance d’Aristote et de Socrate et étiqueta ceux qui suivirent leurs méthodes et leurs idées comme des corrupteurs de la foi musulmane.

   Al-Ghazzâlî décrit son cheminement et justifie l’abandon de sa carrière pour la vie mystique dans son œuvre autobiographique Al-Mounqidh mina-d-dalâl (Le délivreur de l’erreur). Il y exprime son soutien aux mathématiques en tant que science exacte, mais affirme qu’elles ne peuvent être utilisées pour prouver les tendances religieuses ou métaphysiques à cause de leur nature immatérielle.

   Le chef-d’œuvre d’Al-Ghazzâlî reste néanmoins son Ihyâ’ ‘Ouloûm ad-dîn (La revivification des sciences religieuses), au point que certains soutenaient que si tous les livres sur l’Islam venaient à disparaître, cet ouvrage à lui seul suffirait à les remplacer. En six volumes, Al-Ghazzâlî y explique les doctrines et les pratiques musulmanes et montre comment elles peuvent être la base d’une vie de profonde piété, menant aux plus hauts degrés du soufisme. La grandeur de cette œuvre ne réside pas tant dans son plaidoyer du mysticisme, mais plutôt dans la fusion harmonieuse de l’ensemble des éléments rituels et culturels de l’Islam – y compris le soufisme – dans un processus qui prépare le croyant pour l’au-delà. L’imâm As-Soubkî déclara au sujet de cet ouvrage : « Il fait partie des livres dont les musulmans doivent prendre soin et qu’ils ont à propager pour qu’ils soient une cause de la guidance de beaucoup de créatures vers la bonne voie. Il est rare qu’on le consulte sans en tirer tout de suite une leçon. »

   La relation entre l’expérience mystique et les autres formes de connaissances est abordée dans Michkât al-anwâr (La niche des lumières).

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   Il rédigea également un résumé d’astronomie, et plusieurs de ses écrits furent traduits dans certaines langues européennes au cours du Moyen-âge.

Entre éloges et critiques

   Spécialiste hors pair en jurisprudence, Al-Ghazzâlî se distingua très tôt parmi ses confrères. L’excellence de ses travaux en la matière fit même dire à un de ses professeurs, Aboû Al-Ma’âlî Al-Jouwaynî : « Tu m’as enterré de mon vivant, n’eus-tu pas attendu ma mort pour le faire ? Ton livre [Al-Mankhoûl fî ousoûli-l-fiqh] a mis de l’ombre sur le mien ! »

   L’illustre imâm Taqiyy Ad-Dîn ‘Alî Ibnou As-Soubkî déclara au sujet d’Al-Ghazzâlî : « Que dire au sujet d’Al-Ghazzâlî et de ses bienfaits, lui dont le nom est célèbre dans le monde entier ! Quiconque connaît ses paroles, sait que l’homme est au-dessus de son nom. »

   En traitant de sa biographie, l’honorable imâm Adh-Dhahabî dit de lui : « … Il est le cheikh, l’imâm, l’océan, l’argument de l’islam, la merveille de l’histoire, Zine Ad-dîne Aboû Hâmid Mouhammad Ibnou Mouhammad Ibnou Mouhammad At-Toûssî Ach-Châfi‘î Al-Ghazzâlî, l’auteur des ouvrages et le possédant d’une intelligence excessive. »

   Ibnou Kathîr révéla à son sujet : « Il était parmi les plus intelligents de ce monde dans toutes les sciences abordées. » et Mouhammad Ibnou Yahyâ le considérait comme « le deuxième Châfi‘î ».

   Plusieurs avis contemporains reconnaissent également la grandeur d’Al-Ghazzâlî, parmi eux celui de l’imâm d’Al-Azhar entre 1935 et 1945, Mouhammad Moustafâ Al-Marâghî, est révélateur : « Si l’on cite des noms de savants, l’esprit va tout droit aux branches de la science et aux sections du savoir dans lesquels ils se sont distingués ; si l’on cite Avicenne et Al-Fârâbî, on pense tout de suite à deux grands philosophes. Si l’on cite Ibnou `Arabî, on pense à un soufi mystique ayant fait du mysticisme des opinions de poids. Si l’on cite Al-Boukhârî, Mouslim et Ahmad, on pense à des hommes jouissant d’une grande valeur dans le domaine de la mémorisation, de la sincérité, de la précision et de la connaissance des hommes. Mais si l’on cite Al-Ghazzâlî, l’idée de la ramification s’impose, si bien que l’on ne pense plus à un seul homme, mais à plusieurs, ayant chacun son propre poids et sa propre valeur. On pense à Al-Ghazzâlî, l’adroit fondamentaliste, à Al-Ghazzâlî, le libre faqîh, à Al- Ghazzâlî l’orateur, imâm de la sounna et son protecteur, à Al-Ghazzâlî, le sociologue avisé, expert dans les états du monde, et en pensées et aspirations secrètes, à Al-Ghazzâlî, le philosophe ou l’antiphilosophe qui a dévoilé ce que la philosophie avait caché de faux sous de belles apparences, à Al-Ghazzâlî l’éducateur et le pédagogue, à Al-Ghazzâlî le soufi mystique. Si vous voulez, dites que l’on pense à un homme qui est une encyclopédie pour son époque, un homme qui a la soif de tout connaître, avide de toutes les branches

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