Commentaire de l’aphorisme 3 (article)

Sagesses d'Assakandarî (articles)

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«  سَوابِقُ الهِمَمِ لا تَخْرِقُ أسْوار الأقْدار »

   « Les fortes déterminations ne traversent pas les remparts de la prédestination »

   Cette hikma est à la fois un complément de l’aphorisme précédent et une introduction à la sentence suivante dans laquelle Ibnou ‘Atâ’i Allâh dit : « Déleste-toi du gouvernement de toi-même, ce dont un autre se charge pour toi, ne le fais pas pour toi-même. » Le vocabulaire employé renvoie à des notions bien précises :

– le terme «الهمم : al-himam » est le pluriel du mot « الهمّة : al-himma » qui fait référence à la détermination, l’énergie, l’ambition, l’intention, la volonté, au dessein, et au désir ;

– le mot « أسوار : aswâr » est le pluriel de « سور : soûr »  qui signifie «mur » ou « rempart », désignant les hauts murs que l’on édifiait autour d’une ville pour la protéger des attaques ennemies ;

– «الأقدار  : al-âqdar » est le pluriel de «القدر : al-qadar » qui veut dire « la prédestination, le destin, l’arrêt de Dieu ».

Signification de l’aphorisme

    Les fils d’Âdam peuvent être ambitieux, énergiques et concrétiser leurs objectifs en actions, mais jamais ils ne pourront aller au-delà de ce qui leur est destiné.

   Cet aphorisme s’inspire fortement d’un hadîth authentique, dans lequel le Prophète  s’adressait au jeune Abdoullâh Ibnou ‘Abbâss . Ce dernier raconte : « J’étais en selle sur un chameau derrière le Prophète  quand il me dit : “Jeune homme, je vais t‘enseigner quelques préceptes : respecte Dieu, tu Le trouveras devant toi ! Si tu adresses une requête, adresse-là à Dieu, si tu demandes de l’aide, demande-là à Dieu ! Sache que si tous les hommes s’unissaient pour t’être utiles, ils ne pourraient y arriver que dans la mesure où cela aurait été décrété par Dieu. Et s’ils s’unissaient pour te causer du tort, ils ne pourraient le faire que dans la mesure où cela aurait été décrété par Dieu. Les plumes inscrivant la destinée ont cessé d’écrire et l’encre (des feuilles) est déjà sèche.” » [Rapporté par At-Tirmidhî.]

   À partir de ce hadîth et de l’aphorisme d’Ibnou ‘Atâ’i Allâh, le musulman comprend aisément qu’il ne peut échapper aux décrets de Dieu et qu’il ne peut dépasser certaines limites quelles que soient l’énergie de sa détermination et la force de ses ambitions. C’est en fait peine perdue que de s’activer pour atteindre un dessein qui ne lui a pas été prédestiné et de s’acharner à atteindre un objectif, alors que Dieu a dressé des obstacles infranchissables.

   Cet aphorisme enseigne également que quelle que soit la détermination d’un ennemi à faire du mal, jamais il n’y parviendra dès lors qu’Allâh a décidé de protéger la potentielle victime. De même, aussi extrême que puisse être l’énergie déployée par un proche parent pour protéger un membre de sa famille contre un mal prescrit par Dieu, c’est le décret divin qui finira par prendre le dessus. Ce principe est nettement énoncé par un verset coranique :

   « Ce qu’Allâh accorde en miséricorde aux gens, il n’est personne à pouvoir le retenir. Et ce qu’Il retient, il n’est personne à le relâcher après Lui. Et c’est Lui Le Puissant, Le Sage. », s.35 Fâtir (Le Créateur), v.2.

   Face à l’initiative humaine, les décisions éternelles de Dieu se dressent comme des remparts que même les déterminations les plus inflexibles (sawâbiq al-himam) ne peuvent ébrécher.

Définitions

   Le terme «القضاء  : al-qadâ’» fait référence, selon certains savants, à la connaissance éternelle de Dieu –   exalté soit-Il – de ce que sera toute chose dans l’avenir y compris tous les actes de l’homme, qu’ils relèvent de son propre choix ou du fatalisme. En revanche, «القدر  : al-qadar » est la concrétisation des choses dans la réalité, conformément au savoir éternel de Dieu. Certains savants ont inversé les définitions de ces deux mots.

   Après avoir défini «القضاء  : al-qadâ’» et «القدر  : al-qadar » conformément à leur véritable sens, l’imâm An-Nawawî explique dans son commentaire de Çahîh Mouslim : « Al-Kattâbî a dit : “Plusieurs personnes pensent que la signification d’al-qadâ’ et d’al-qadar c‘est la fatalité (al-ijbâr) qu‘impose Dieu à Son serviteur selon ce qu‘Il lui a prédestiné et décrété.” Or, ce n‘est nullement la bonne explication, c‘est plutôt l‘information sur le devancement du savoir de Dieu – exalté soit-Il – concernant les acquisitions du serviteur et leur apparition comme Dieu l‘a prévu. »

   Cette définition révèle pourquoi les savants disent qu’al-qadâ’ est lié à l’attribut de l’omniscience qui est une caractéristique de dévoilement et non d’influence. Cet attribut est à l’image d’une lanterne qui dévoile ce qui se trouve dans une chambre obscure par la lumière qu’elle dégage, mais personne n’oserait dire que cette source de lumière a créé les meubles de cette chambre ! Et c’est à Dieu qu’appartient le meilleur exemple.

   En réalité, croire à al-qadâ’ et al-qadar revient à :

1 – croire que Dieu sait depuis toujours ce qui se passera dans l’existence de chacun, dans les moindres détails et avant même que la création n’ait pris forme. Son omniscience n’a pas de limite et précède le déroulement des événements, contrairement à la connaissance de l’homme qui fait suite à l’évènement ;

2 – croire que les connaissances divines issues du savoir éternel de Dieu se réalisent exactement comme Il le sait et conformément à ce qui a été écrit dans la Table gardée.

Quelle est la portée de la responsabilité « التّكليف : at-taklîf » ?

   Dieu a créé l’homme libre et capable d’agir comme il le souhaite dans plusieurs domaines, mais d’avoir une action limitée dans d’autres. Il lui a donné les outils, tels que la raison, qui lui permettent de faire certains choix. Ensuite Allâh  lui a envoyé des messages clairs lui indiquant les œuvres louables et les actes interdits, lui donnant ainsi une responsabilité sur laquelle il sera jugé le Jour du Jugement. Dès lors que l’homme ne bénéficie pas de ces outils, il n’est pas responsable. C’est le cas de :

– l’enfant avant la puberté ;

– l’endormi avant qu’il ne se réveille ;

– l’handicapé mental tant qu’il n’a pas recouvré sa raison ;

– toute personne qui est sous une contrainte manifeste l’empêchant d’être responsable de ses choix.

    La liberté de désobéir à Dieu, voire de ne pas reconnaître Son existence malgré les preuves évidentes, aura pour conséquence l’enfer.

   De là, on comprend le hadîth qui paraît équivoque dans lequel le Prophète  dit : « Dieu a créé Âdam, ensuite Il a essuyé son dos de Sa droite et en a fait sortir une descendance. Il dit alors : “J’ai créé ceux-là pour le paradis et ils accompliront les œuvres des gens du Paradis.” Puis Il a passé la main une seconde fois et une deuxième catégorie de sa progéniture sortit. Il dit alors : “J’ai créé ceux-là pour le feu et ils œuvreront avec des actions des gens de l’enfer”. Un homme demanda : “Ô Messager de Dieu, pourquoi alors œuvrons-nous?” Le Prophète  répondit : “Allâh, lorsqu’Il crée Son serviteur pour le paradis, Il le fait œuvrer avec des actions du paradis jusqu’à ce qu’il meurt sur une action de ces gens-là, c’est alors qu’Il lui permettra d’accéder au paradis. Lorsqu’Il crée un serviteur pour le feu, Il le fait œuvrer avec les actions des gens du feu jusqu’à ce qu’il meurt avec les œuvres des gens de l’enfer, aussi, Allâh le fera entrer en enfer.” » [Rapporté par l’imâm Mâlik, At-Tirmidhî et Aboû Dâwoûd.]

   C’est le hadîth que cita ‘Omar Ibnou-l-Khattâb lorsqu’il fut questionné au sujet du verset suivant : « Et quand ton Seigneur tira une descendance des reins des fils d’Âdam et les fit témoigner sur eux-mêmes : “Ne suis-je pas votre Seigneur ?” Ils répondirent : “Mais si, nous en témoignons…” ― afin que vous ne disiez point au jour de la Résurrection : “Vraiment, nous n’y avons pas fait attention”», s.7 Al-A‘râf (Les Murailles), v.172.

   À la première lecture, ce hadîth apparaît comme un soutien à la thèse de fatalité, mais en l’étudiant de près, le croyant note qu’il élucide la question de la destinée de manière équilibrée, distinguant bien la fatalité du libre choix. Étant Omniscient, Allâh  englobe de Son savoir toute chose en tout temps (passé, présent, futur). Il est donc inconcevable et impossible d’imaginer qu’un événement se déroule dans Sa création sans qu’Il le sache et ce avant même qu’Il ne donne forme à Sa création. L’enchaînement des faits a lieu exactement selon le savoir éternel de Dieu.

   Toutefois, dans le hadîth précité, il est précisé : « Lorsque Dieu crée un serviteur pour le paradis, Il le fait œuvrer par des actions du paradis et lorsque Dieu crée un serviteur pour l’enfer, Il le fait œuvrer par des actions des gens de l’enfer ». Avec l’utilisation de la locution verbale « faire œuvrer », il semble que c’est Dieu qui impose les actions à Son serviteur et que celui-ci n’a pas le libre choix. C’est à ce niveau d’analyse qu’il est nécessaire de définir deux mots importants pour comprendre ce sujet : il s’agit d’« التَّخْيير : at-takhyîr » (le libre choix) et «التَّسْيير : at-tasyîr » (la fatalité).

1. La fatalité est le caractère inévitable qui caractérise l’ensemble d’actes et de gestes qu’accomplit l’être humain indépendamment de sa volonté comme le bâillement, le frissonnement, sa naissance, sa mort (sans parler de la cause), sa maladie… ;

2. Le libre choix regroupe l’ensemble des faits et gestes accomplis suite à une volonté et à une préméditation de l’individu. C’est le cas de se lever pour effectuer la prière, de donner une aumône, d’aller travailler, d’insulter quelqu’un, de le calomnier, etc.

   Ainsi, personne ne peut attribuer la responsabilité de son égarement à Dieu, c’est suite à son libre choix de désobéir et de pécher que l’homme mérite l’enfer. Lorsque l’être humain, par son libre arbitre, désobéit à Dieu et empreinte la voie de l’égarement, Dieu peut l’égarer davantage et le pousser à accomplir encore plus de mauvaises actions.

   En revanche, si le serviteur décide d’utiliser sa liberté pour cheminer vers son Seigneur, prier, jeûner, donner l’aumône, etc. avec une bonne intention, Dieu lui facilite en récompense l’accomplissement de certaines bonnes œuvres qu’il n’aurait pas pu effectuer sans l’aide divine (effet tremplin).

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   Grâce à cette présentation d’al-qadâ’, d’al-qadar, d’at-tasyîr et d’at-takhyîr, la sentence d’Ibnou ‘Atâ’i Allâh devient plus claire : « Les fortes déterminations ne traversent pas les remparts de la prédestination. »

   Dans cet aphorisme, le sens d’al-qadâr diffère quelque peu de la définition donnée précédemment. En effet, ce terme peut être également attribué au domaine des fatalités décrétées par Dieu : « Ce qu’Allâh accorde en miséricorde aux gens, il n’est personne à pouvoir le retenir, et ce qu’Il retient, il n’est personne à le relâcher. Et c’est Lui Le Puissant, Le Sage. », s.35 Fâtir (Le Créateur), v.2.

   En appliquant cette sentence aux deux premiers aphorismes, il est possible d’en déduire que :

● si un serviteur mérite d’être dans le dénuement grâce à sa foi, à sa sincérité et à sa bonté, Allâh  va décréter dans sa vie des prédispositions et des événements qui vont le mener inévitablement vers le dénuement qu’Il agrée ;

● s’il ne le mérite pas, et qu’il cherche tout de même le dénuement par sa détermination, Allâh l’y guidera par Sa volonté mais ce sera un dénuement non agréé par Lui et le serviteur sera jugé en conséquence, à l’mage de celui qui ne traduit pas en pratique ce qu’il sait ;

● si le croyant se trouve dans l’état de causalité et qu’il agit dans le bien tout en ayant une bonne intention, Allâh lui facilitera cet état qui lui apportera Sa satisfaction. Par contre, s’il est désobéissant, Dieu pourra l’y guider, mais cet état ne l’égarera que davantage et ne fera qu’alourdir le châtiment qui l’attend.

Les leçons de cet aphorisme

   Dieu dit : « Que de bêtes ne se chargent point de leur propre nourriture ! C’est Allâh qui les nourrit ainsi que vous […] », s.29 Al-‘Ankaboût (L’Araignée), v.60.

   Il dit aussi : « Et il y a dans le ciel votre subsistance et ce qui vous a été promis. », s.51 Adh-Dhâriyât (Qui éparpillent), v.22.

   Concernant la recherche de la subsistance, le Prophète  met en garde les êtres humains : « Ô gens, craignez Dieu, soyez scrupuleux dans la quête [de votre subsistance : rizq] car aucune âme ne mourra sans disposer de son rizq, même s’il tarde à lui venir. Alors craignez Dieu et soyez scrupuleux dans la quête, prenez ce qui est licite et délaissez ce qui est illicite. » [Authentifié par Ibnou Mâja.]

   Dans un autre hadîth, l’Envoyé de Dieu explique : « Si l’enfant d’Âdam fuit sa subsistance comme il fuit la mort, sa subsistance lui parviendra comme lui parviendra d’ailleurs sa mort. » [Considéré hassan par Al-Albânî.]

   En s’imprégnant profondément du sens de ces textes, le musulman qui place sa confiance en Allâh  ne se souciera jamais de l’acquisition de sa nourriture, il sait que son Créateur la lui a garantit complètement. Il est donc préférable pour lui de l’obtenir par des moyens licites plutôt que de recourir à l’illicite en croyant que c’est son acharnement qui lui fait gagner sa subsistance. L’acharnement ― qui est une forme de forte détermination ― ne peut traverser les remparts de la prédestination divine : il ne procure pas plus que ce qui est destiné au serviteur.

   À la lumière de ce qui vient d’être énoncé, l’homme peut alors se demander : « Pourquoi courir derrière les moyens pour parvenir à sa subsistance ? » La réponse à cette question légitime se trouve dans l’aphorisme précédent :

1- si le croyant voit que les moyens licites lui sont accessibles sans grand effort et qu’il lui suffit de les utiliser pour parvenir à sa subsistance, c’est qu’Allâh a choisi pour lui le domaine de causalité ;

2 – si les moyens licites sont absents et qu’ils s’éloignent lorsque le serviteur court activement derrière eux, cela signifie qu’Allâh lui a peut être réservé une place dans le domaine du dénuement. Il doit alors en profiter selon les compétences et les prédispositions que Dieu lui a attribuées : en multipliant les actes rituels, en recherchant le savoir ou en le transmettant, par la prédication ou la participation à tout ce qui contribue à la réussite de celle-ci.

   En définitive, le serviteur qui s’engage dans le sentier de Dieu avec sincérité doit toujours avoir à l’esprit que les adversités qu’il rencontre contribuent sans conteste à son salut. Il n’a donc pas besoin de s’acharner à changer ce que Dieu a choisi pour lui.

   Toutefois, cela ne doit pas l’empêcher de réagir avec les causes, il ne doit pas se laisser passivement porter par les événements. Il est de son devoir de faire des choix et d’agir conformément à la loi divine.

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