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   Véritable mosaïque d’ethnies et de peuples, l’Inde est un pays culturellement riche qui se décline au rythme de diverses religions. Malgré la majorité écrasante de l’hindouisme (80%), elle demeure un Etat foncièrement laïc selon le concept de sécularité.

En effet, toutes les croyances se distinguent des affaires de l’Etat et doivent être traitées de façon égalitaire : par conséquent toute discrimination est officiellement interdite.

   Les musulmans, à dominante hanafite fortement imprégnée de soufisme, représentent la minorité la plus importante. Ils auraient fait leur apparition en Inde dès le premier siècle de l’Hégire, mais l’histoire de la présence de l’Islam dans le sous-continent est source de débats effervescents qui passionnent autant les historiens que la population. L’Inde compte aujourd’hui environ 154 millions de musulmans (soit 13 % de la population totale), ce qui, démographiquement, la place au troisième rang derrière l’Indonésie et le Pakistan et lui confère une place importante dans le monde musulman. Les relations qu’entretiennent aujourd’hui l’Inde et le Pakistan et les enjeux géostratégiques que représente l’ancien Empire des Indes intéressent de près l’opinion internationale.

Premiers pas de l’Islam en Inde

   Le sous-continent indien (Inde, Pakistan, Népal, Bangladesh et Bhoutan) a subi maintes invasions tout au long de son histoire. L’Islam y aurait fait son entrée du vivant du Prophète . La côte de Malabar (sud-ouest de l’Inde) faisait partie de la Route de la soie qui drainait les peuples d’Europe et du Moyen-Orient vers la Chine et son précieux tissu. On raconte que le roi de l’époque Cheraman Perumal est parti pour la Mecque, s’est converti à l’Islam et épousa la sœur du roi de Jeddah. Cheraman retourna en Inde, accompagné de plusieurs dignitaires musulmans dirigés par Mâlik Ibnou Dinâr . Il n’atteignit cependant pas les côtes de son pays natal, terrassé par la maladie. Entre temps, il avait tout de même pris soin d’établir des itinéraires pour guider ses coreligionnaires à destination. Lorsque ces derniers arrivèrent à Muziris (Kodungallur), ils n’hésitèrent pas à montrer les plans rédigés par Cheraman au roi. Celui-ci se montra plein d’égards envers les visiteurs et mit tout en œuvre pour faciliter l’installation de leur foi sur ses terres. Il appela tous ses artisans à participer à la transformation d’un temple en mosquée. C’est ainsi que la première mosquée de l’Inde ouvrit ses portes en 629.

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    La première mosquée indienne (rénovée)

   Durant leur séjour, les musulmans expliquaient les principes de leur foi et racontaient les miracles qui s’étaient produits du vivant du Prophète , dont celui de la scission de la lune. En écoutant ce récit, le roi renonça immédiatement à son trône et mit le cap sur l’Arabie en compagnie de Mâlik Ibnou Dinâr , un des Compagnons du Prophète. Peut-être avait-il observé le phénomène lunaire de chez lui et avait trouvé une explication plausible dans l’histoire des Compagnons ? Quoi qu’il en soit, il est relaté qu’il rencontra le Prophète Mouhammad et qu’il accomplit le pèlerinage d’adieu à ses côtés.

   Lors de son retour en Inde, son navire fit naufrage suite à une tempête. C’est sur les côtes omanaises que furent découverts son corps et les restes de son bateau ; sa tombe se trouve aujourd’hui dans la ville côtière de Salalah, où elle représente un point de repère important.

   Durant la deuxième moitié du VII éme siècle, des expéditions au sud du Penjab furent menées par Al-Mouhallab Ibnou Abî Soufrâ, gouverneur de Bassora et du Khorasân. Loin de vouloir conquérir ces terres, le chef omeyyade rapportait avec lui les diverses richesses qu’offrait le sous-continent indien telles que les épices et les tissus.

   En 711 commença une série de conquêtes musclées. La première fut dirigée par Al-Hajjâj Ibnou Yoûssouf Ath-Thaqafî, gouverneur d’Iraq réputé pour son despotisme. Les conquérants furent refoulés par l’armée du roi brahmane du Sind. L’année suivante, une armée bien plus forte menée par le jeune homme Mouhammad Ibnou-l-Qâçim détruisit temples et statues idolâtrées. Lorsque tout élan de révolte de la part de la population locale fut inhibé, Mouhammad fit montre d’un peu plus de tolérance religieuse. Al-Hajjâj, réprouvant toute mollesse, n’hésita pas à sermonner le jeune homme sur cette attitude puis l’enjoignit d’éliminer les hommes en âge de combattre et d’emprisonner leurs femmes et leurs enfants. Le jeune homme, en élève docile, obéit à son aîné. Il fut alors rappelé à Baghdâd par le calife Soulaymâne Ibnou ‘Abdi-l-Malik qui le condamna à mort pour ses atrocités.

La société hindoue se divise en castes qui classent les individus selon leur activité socioprofessionnelle. Un brahmane peut être un enseignant, un homme de loi ou un religieux et fait partie des castes supérieures. Cumulant en général beaucoup de savoir, il est très respecté par le peuple.

L’Inde musulmane

   Au XI ème siècle, ce fut au tour des Turcs et des Afghans de conquérir les terres indiennes par le nord-ouest. Ces conquêtes marquèrent un tournant décisif puisqu’elles furent à l’origine d’une domination qui perdura jusqu’au XVIII ème siècle. Le sultanat de Delhi vit se succéder plusieurs dynasties à sa tête. Les différents rois entretenaient de bonnes relations avec l’administration califale du Proche-Orient, mais n’avaient jamais prêté allégeance à aucun calife.

   À la fin du XII ème siècle débuta la construction du Qotb Minâr, un ensemble de monuments parmi lesquels un minaret de 72,5m de hauteur, 15m de diamètre à sa base et 3m au sommet. Cet édifice, le plus élevé d’Inde, a trouvé son pendant avec la Giralda de Séville, deux minarets qui témoignaient de l’expansion musulmane à travers le monde.

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   Qotb Minâr, classé au patrimoine mondial de l’UNESCO

   La chute de l’empire de Delhi se concrétisa en 1398, avec les invasions de Timor Lang (Tamerlan), guerrier sanguinaire, qui dévasta plusieurs villes, s’empara de la capitale et envahit le nord-ouest de l’Inde.

   Son descendant Zahirou-d-dîn Mouhammad (surnommé « Bâbur »), fondateur de la dynastie moghole, témoigna d’autant de belligérance mais accorda plus de merci à l’égard des populations. Après de multiples combats, il s’autoproclama empereur en 1521. On raconte qu’il devait sa victoire à un vœu pieux : renoncer au vin si Dieu lui permettait de triompher de ses ultimes réfractaires. À son décès, son fils Humâyûn prit le pouvoir qui se transmit par la suite de père en fils.

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                                                 Tamerlan                                                                                                                 Bâbur

   Shah Jahan, arrière petit-fils d’Humâyûn, marqua l’ère moghole de ses divers monuments architecturaux :

– le Fort Rouge est un ensemble de bâtiments entourés d’une enceinte de gré rouge. Ouvrage manifestant l’apogée de la créativité moghole, il fut inspiré par les descriptions du paradis tirées du Coran.

   Avec un périmètre d’environ 2 km, Fort Rouge fait partie du patrimoine de l’UNESCO

– en face du Fort Rouge se dresse la plus imposante mosquée de l’Inde. Communément appelée Juma Masjid en référence à la prière qui y est officiée chaque vendredi, elle peut accueillir jusqu’à 25 000 personnes dans sa cour intérieure. Son édification dura quatorze ans. Elle se situe dans l’artère principale de l’ancienne capitale moghole Old Delhi.

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Epilogue de l’Inde musulmane

   La dynastie moghole régna sur l’Inde jusqu’au milieu du XIX ème siècle, date à laquelle les Britanniques s’imposèrent au sous-continent indien. En 1857, lorsque l’Angleterre officialisa sa mainmise sur l’Empire des Indes, les musulmans indiens furent mis à l’écart par l’administration coloniale qui préférait collaborer avec les élites hindoues. Les institutions mises en place n’inspiraient guère confiance à certains musulmans qui finirent par s’investir dans l’enseignement, et constituèrent par la suite des universités islamiques anglophones de grande renommée.

   Les injustices infligées aux musulmans par le colonisateur poussèrent ces derniers à s’organiser activement pour l’indépendance du pays. Cependant leur statut minoritaire et leur condition subalterne incitèrent la plupart d’entre eux à opter pour la solution proposée en 1930 par le philosophe et réformateur Mouhammad Iqbâl : scinder le pays en deux Etats, l’un à majorité musulmane (le Pakistan) et l’autre à majorité hindoue (l’Inde). C’est la Ligue musulmane, parti politique créé en 1906 pour contrer le Parti du Congrès ― jugé trop hindou ― qui portera officiellement ce projet dès 1940. Les dissensions entre les deux communautés devenant alarmantes, la partition demeurait la seule issue au problème. Le Pakistan fut créé le jour-même de l’indépendance, le 15 août 1947. Les deux Etats devinrent des scènes de violents massacres ethnico-religieux inoubliables, générant l’exode des populations. Contrairement à l’Inde foncièrement laïque, le Pakistan ne se réclame pas du référant culturel indien comme élément unificateur même si leurs populations sont de même composition, mais se réfère plutôt à la religion pour renforcer les liens patriotiques. Cet aspect lui confère souvent le statut de bastion de l’Islam radical aux yeux de l’opinion internationale.

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Empire des Indes au lendemain de la partition

   En 1947, le Pakistan se composait de deux provinces (l’une orientale et l’autre occidentale) séparées par 1600 km de territoires indiens. Le Pakistan oriental discriminé par les autorités, notamment après un cyclone dévastateur en 1970, connut un élan nationaliste au sein de sa population. Le secrétaire général du parti socialiste (Ligue Awami) Mujibur Rahman, récusant  l’autorité penjâbie sur tous les plans, revendiqua l’indépendance de la partie orientale. Les scores des élections parlementaires de 1971 offrirent la majorité au parti, mais le président pakistanais devant ces résultats inacceptables retarda la mise en place de la nouvelle assemblée. Cette décision entraina des manifestations et des émeutes aussitôt réprimées par les autorités officielles. La guerre civile qui s’ensuivit dura neuf mois et emporta des milliers de vies. Les futurs Bengalis furent finalement aidés par les troupes armées indiennes. Cette troisième guerre indo-pakistanaise fut à l’origine de la création du Bangladesh le 16 décembre 1971.

   L’Inde et le Pakistan abritent aujourd’hui plus d’un sixième de la population mondiale, ce qui fait d’eux un enjeu géopolitique de taille. Leurs relations se caractérisent par une guerre larvée datant de 1947. En effet, la population cachemirie, à dominante musulmane souhaitait être rattachée au Pakistan dès la partition, mais son maharadjah hindou choisit de rejoindre l’Inde à qui il demanda l’aide nécessaire pour endiguer les mouvements d’insurrection soutenus par l’armée pakistanaise. Suite à ce conflit, deux autres affrontements armés de grande envergure et plusieurs épisodes sanglants sporadiques opposèrent les deux pays sans aboutir à aucun commun accord. Chacun des deux Etats revendique la souveraineté totale du Cachemire : l’Inde pense que ce territoire lui est historiquement rattaché alors que le Pakistan, se basant sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, affirme que le Cachemire lui revient de façon légitime. La Chine s’en appropria une portion en 1962.

Les musulmans indiens aujourd’hui

   Les tensions entre l’Inde et le Pakistan sont palpables à l’intérieur même des frontières indiennes entres les communautés musulmane et hindoue. Les nationalistes hindous, rêvant d’une Inde purifiée de tout élément non-hindou, reprochent aux musulmans une allégeance présumée au Pakistan et même d’être complices avec les organisations terroristes islamistes internationales. Le contexte mondial aiguisant cette haine, la communauté musulmane est coincée entre les extrémistes musulmans et hindous. Par conséquent, les musulmans indiens sont tenus de montrer patte blanche en toute circonstance pour minimiser les risques de représailles hindoues qui ne font qu’accentuer les inégalités sociales.

   Après les discriminations infligées durant la colonisation britannique, la situation des musulmans indiens ne s’est guère améliorée puisque leur niveau de vie est en moyenne inférieur à celui des autres communautés religieuses.

   Dès 1953, un groupe d’intellectuels déploraient l’absence de musulmans dans le domaine politique. Plus d’un demi-siècle plus tard, la situation n’a pas évolué : une étude récente montre que le gouvernement indien compte seulement 5% de musulmans.

   Au niveau économique, le musulman indien est lésé même s’il gagne bien sa vie : à revenu égal, il lui est plus difficile d’accéder au crédit qu’un autre Indien. Aussi, le plus grand employeur du pays, la compagnie ferroviaire, ne compte que 4,5 % d’employés de confession musulmane.

   Enfin, avec un taux d’alphabétisation de 60%, le degré d’instruction de la communauté musulmane se situe en deçà de la moyenne nationale (65%). Les femmes et les enfants étant toujours les plus vulnérables, il n’est pas étonnant de constater que seulement la moitié des musulmanes ont accès à la lecture et à l’écriture et nombre d’enfants âgés de six à quatorze ans n’ont jamais fréquenté l’école ou ont dû y renoncer !

   D’une manière générale, un tiers de la communauté musulmane vit en dessous du seuil de pauvreté, si bien que le gouvernement a lancé une politique de discrimination positive en sa faveur au même titre que les hindous de basses castes ou les hors-castes.

   Il a donc fallut attendre plusieurs siècles pour que l’Islam se répande sur l’ensemble de l’Inde, et son mode d’expansion est encore source de débats passionnés. Certains affirment que les Indiens se convertirent pour échapper à la jizya et accéder au même statut social que les musulmans ; tandis que d’autres soutiennent que leur conversion fut le fruit de mariages intracommunautaires et d’échanges économiques. Quoi qu’il en soit, l’Islam en Inde est parfois singulier dans la mesure où les traditions régionales subsistent en son sein et sont parfois même cautionnées par certains théologiens. Héritage du syncrétisme engagé par l’empereur Akbar fils d’Humâyûn, ou résultat d’un brassage serré des communautés, ce lien étroit qui existe entre l’Islam et l’hindouisme donne une dimension encore plus tragique aux conflits intestins qui opposent hindous et musulmans d’aujourd’hui.