(3) Mouhammad Ibnou Idriss Ach-Châfi’î : Les particularités de son école

École Chafi'ite

ee5

   L’illustre docte s’installe à la Mecque, entre ses 36 et 45 ans, son cercle est le plus fréquenté ; son chemin croise celui d’Ahmad Ibnou Hanbal . C’est à la Mecque qu’il rédige son monumental ouvrage « Ar-Rissâla » (« Le Message ») :

imposant par son contenu et son autorité, car il traite des fondements de la jurisprudence et la méthode de l’extraction des lois à partir du Coran et de la tradition prophétique. L’originalité du livre repose sur l’approche d’une discipline toute nouvelle, qui est avant tout une méthode de réflexion. La richesse et la puissance de la pensée d’Ach-Châfi‘î tient à sa maîtrise des jurisprudences du Hidjâz et de l’Iraq : même ses contradicteurs lui reconnaissent son éminence en la matière.

   Quelles sont les caractéristiques respectives de ces deux écoles ?La jurisprudence du Hidjâz (Ecole de Médine) prône le respect scrupuleux du sens littéral des ahâdîth, tandis que celle de l’Iraq est marquée par l’emploi du raisonnement personnel (Ar-ra’y) et du raisonnement par analogie (al-qiyâs). La première posture intellectuelle s’explique par la situation stagnante de Médine dans tous ses aspects socio-économiques et culturels : la région du Hidjâz peut se satisfaire des acquis et des lois existantes. La mort de Mâlik Ibnou Anas a renforcé la position de Bagdad en tant que nouveau centre du savoir religieux et capitale du monde musulman. Le pays est marqué par des métamorphoses socio-économiques et culturelles rapides dans toutes les strates de sa société, influencées en cela par une émigration importante.  Ach-Châfi‘î attache un grand respect aux deux écoles, mais en ce qui concerne le raisonnement par analogie, il déclare : « Je ne l’utilise qu’en cas de nécessité. »

    Ach-Châfi‘î profite du calme de la Mecque, loin de l’agitation intellectuelle et des polémiques de Bagdad, pour penser une école qui réunit les points forts des jurisprudences du Hidjâz et de l’Iraq, tout en évitant leurs insuffisances. Il met en place un système de principes généraux (koulliyât) et de ramifications (jouz’iyyât) : ceux-ci servent de paramètres de comparaison des textes selon leur degré de classification et vont permettre au savant de déduire les règles propres à son école. L’illustre docte est considéré à juste titre par les historiens comme le véritable fondateur de la science de l’ijtihâd (l’effort d’interprétation) ; Ahmad Ibnou Hanbal dira même que l’ijtihâd a été verrouillé par les spécialistes du fiqh, et qu’Allâh l’a ouvert au moyen de la méthode de déduction d’Ach-Châfi‘î . Toutes les sommités en sciences religieuses admettent que le travail de ce savant a consolidé les bases et les fondements de la jurisprudence en l’enrichissant. Le tour de force d’Ach-Châfi‘î est de réussir à synthétiser les pensées des deux écoles en vogue à son époque et d’intégrer les actes des gens de Médine dans son labeur tout en conservant son indépendance de réflexion et de jugement.

   Neuf années s’écoulent ainsi, et Ach-Châfi‘î , une fois son œuvre parachevée, décide de retourner en Iraq pour partager le fruit de sa besogne : par le biais de son école, il a à l’esprit d’instaurer une passerelle, un rapprochement, entre les gens du Hidjâz et ceux de l’Iraq pour une meilleure compréhension mutuelle, mettant en avant ce que les deux écoles ont de points en commun. Il séjourne à Bagdad deux années durant (195H- 197H) : il forme des disciples et écrit 140 ouvrages durant cette période ! Rabbî‘a dit à ce propos : « Ach-Châfi‘î avait partagé sa nuit en trois parties : le premier tiers, il le consacrait à l’écriture, le deuxième à la prière et le troisième au sommeil. »

   Les préceptes de son école commencent à se répandre, mais la situation politique de la région ne permet pas à Ach-Châfi’î de demeurer dans le pays : Al-Ma’moûn accède au califat, il favorise l’élément perse sur l’élément arabe, manifeste ouvertement ses penchants pour les vues dogmatiques des mou‘tazilites, privilégie les savants de cette obédience et place les adeptes de cette mouvance aux postes-clés de l’Etat. L’illustre érudit décline l’offre du calife : la prestigieuse fonction de « Grand Qâdî ».

   La terrible discorde portant le nom de « Mihnat khalq Al-Qour’ân » (Le caractère créé du Coran ») déclenchée par le calife donnera raison à Ach-Châfi‘î pour l’option du départ. Il va user de son éloquence, des arguments religieux et intellectuels pour combattre les mou‘tazilites. Ibnou ‘Abdil Hakîm, un de ses compagnons et élèves déclare en substance : « A chaque fois que je voyais Ach-Châfi‘î avoir une controverse avec quelqu’un, je ressentais de la pitié pour son adversaire ; et lorsque je le voyais dans la controverse, il était comme un lion qui voulait dévorer sa proie ; n’est-ce pas lui qui a appris aux gens les arguments de la démonstration ? »

ee6

   Ach-Châfi‘î , à l’instar de ses pairs, exècre la théologie dogmatique (‘ilm al-kalâm), reprochant ainsi aux mou‘tazilites leurs emprunts à la philosophie pour expliquer et interpréter les dogmes métaphysiques de la religion, et ce, non pas pour servir la vérité sur Allâh , mais pour viser le bas monde. Les mou‘tazilites s’appuient en outre sur le califat pour réprimer les traditionnistes, qui sont, eux, les véritables dépositaires de la théologie dogmatique.

   L’ouverture d’esprit du docte l’incite à s’y intéresser afin de peaufiner ses contre-arguments. Il prévient la communauté des croyants en ces termes : « Prenez garde à la théologie dogmatique, car lorsque l’homme est interrogé sur une question ayant trait à la jurisprudence et qu’il se trompe, la pire des choses est que l’on se mette à rire de lui ; il en est ainsi de celui qui est interrogé sur l’expiation d’un meurtrier et qui répond que le prix du sang à payer se résume à un œuf. Mais lorsque quelqu’un est interrogé sur une question ayant trait à la théologie dogmatique, et qu’il se trompe, cela est une innovation [bid‘a].» « J’ai vu les théologiens dogmatiques s’excommunier mutuellement et j’ai vu les traditionnistes s’attribuer des erreurs. Or, s’attribuer des erreurs est moins grave que de s’excommunier. »

   L’Egypte, gouvernée par le Qouraïchite, Hâchimite, et abbaside Al-‘Abbâs Ibnou ‘Abdillâh Ibnou Moûssâ, devient, aux vues des évènements, la prochaine destination du savant. Sa réputation l’ayant précédé, il est en 198 H chaleureusement accueilli par la population. C’est ainsi qu’elle adopte avec célérité cet homme remarquable pour ses vastes connaissances et sa personnalité lumineuse. L’imâm An-Nawawî témoignera : « Sa renommée s’est étendue dans tous les pays, et les gens vinrent à lui de Syrie, du Yémen, de l’Iraq et de toutes les contrées et régions pour apprendre de lui la jurisprudence, écouter le hadîth de sa part et entendre la lecture de ses livres. Il surpassa tous les savants de l’Egypte et les autres. »

   S’inquiétant du sort de l’érudit, ‘Abdoullâh Ibnou ‘Abdilhakîm lui prodigue ce conseil : «  Si tu veux t’établir dans le pays, il te faut des provisions d’une année et une place auprès du sultan dont tu pourras tirer un honneur. » Ce à quoi Ach-Châfi‘î rétorque : « Ô Abâ Mouhammad ! Celui dont la piété ne lui donne pas d’honneur n’a pas d’honneur ! Je suis né à Ghaza, et j’étais élevé au Hidjâz et nous n’avions pas la nourriture d’une nuit, mais nous n’avons jamais dormi le ventre vide. »Son indépendance, sa fierté et sa dignité se manifestent également dans sa réponse donnée à un élève qui sollicite un conseil de sa part : « Ô mon fils, Allâh t’a créé libre ; sois donc libre comme Il t’a créé ! » De ce fait, le docte considère que la véritable liberté réside dans la tempérance et la satisfaction à l’égard des parts attribuées par Allâh  ; que l’avilissement se niche dans la sollicitation des gens. Ou encore : « Le pire des injustes envers soi-même est celui qui fait preuve d’humilité devant celui qui ne le respecte pas et aspire à la compassion de celui qui ne lui est d’aucune utilité. »

   L’Egypte voit en ce noble personnage un fervent adorateur d’Allâh , détaché du bas monde, se détournant des privilèges et des plaisirs éphémères, s’habillant  toujours modestement ; malgré sa situation financière préoccupante, il se montre très libéral : que la pieuse Sayyida Nafîssa, considérée comme une sainte en Egypte, lui verse des subsides ou que quiconque lui octroie de l’argent,  le généreux Ach-Châfi‘î les distribue aussitôt aux démunis.

   Sa clairvoyance l’incite à refuser de procéder à l’émission des fatâwâ dès son installation dans la région : il se met immédiatement à étudier les mœurs des Egyptiens et leur statut, leurs institutions ; cela lui prend une année, après laquelle il dispense des cours à la mosquée de ‘Amr Ibnou Al ‘Âç. La souplesse de ses vues permet aux changements intellectuels qu’il insuffle à la société égyptienne d’être accueillis en douceur par les autochtones, sans heurt.

   De l’Andalousie, parvient aux oreilles de l’illustre érudit la nouvelle que les adeptes zélés de Mâlik Ibnou Anas aiment exagérément celui-ci au point de boire dans la calotte lui ayant appartenu. Ach-Châfi‘î estime que ces débordements admiratifs portent en eux des germes de destruction de la foi monothéiste. C’est pourquoi, il compose dans la foulée un ouvrage dans lequel il critique certaines opinions de son défunt maître, arguant que Mâlik Ibnou Anas n’était qu’un homme, et qu’à ce titre, il peut avoir tort comme il peut avoir raison dans ses avis. Mais l’hésitation tenaille Ach-Châfi‘î durant et après l’achèvement de son travail : la déférence pour son défunt enseignant est encore très vivace et il attend une année avant de présenter le livre au public. La réaction des mâlikites zélés est des plus virulentes, les diatribes pleuvent sur le docte, mais si cela s’arrêtait là ! Ar-Râzî raconte : « Lorsqu’Ach-Châfi‘î  composa son ouvrage pour critiquer les opinions de Mâlik, les partisans de celui-ci se rendirent auprès du sultan et lui demandèrent de le chasser d’Egypte. »

   Ce soulèvement est injuste lorsque l’on sait que les opinions de Mâlik Ibnou Anas ne sont pas les seules à être remises en cause : Ach-Châfi‘î a également critiqué les avis de maints jurisconsultes dont Aboû Hanîfa et ses disciples, ainsi que les fouqahâ’ d’Irak, tout en reconnaissant leur immense contribution à la jurisprudence islamique : « Les gens sont tributaires de la jurisprudence d’Aboû Hanîfa », déclare-t-il. Le docte se contente de démontrer les erreurs d’une pensée, mais jamais il n’atteint son auteur dans sa dignité ou sa personnalité. Sa formule est : « Notre opinion est juste et suppose l’erreur, et l’opinion d’autrui est fausse et suppose la justesse. »

   L’école d’Ach-Châfi‘î par l’entremise de ses illustres élèves se répand au Hidjâz, au Yémen, en Iran, en Syrie, dans une partie de l’Inde et dans certaines contrées de l’Afrique.

ee7

   Une année avant de s’éteindre, Ach-Châfi‘î caresse l’idée de s’engager dans l’armée pour servir l’Islam, mais l’épuisement et la maladie le minent. L’historien Yaqoût Al-Hamouî assure que ce sont les blessures infligées au savant par les mâlikites fanatiques qui sont la cause de son décès. Toutefois, certains de ses pairs et biographes avancent la raison la plus probable : une hémorragie sévère résultant des hémorroïdes chroniques.

   Le dernier vendredi du mois de Rajab en 204 H, Ach-Châfi‘î rend l’âme, appuyé au bras de son disciple Ar-Rabî’ Al-Jîzzî, après une écoute de la lecture du Coran. On annonce au gouverneur d’Egypte le décès d’Ach-Châfi‘î et le fait que celui-ci le désigne pour sa toilette mortuaire. Le gouverneur comprend aussitôt qu’il lui faut régler les dettes laissées par le défunt.
As-Sayyida Nafîssa, alors que le cortège funéraire parvient à la hauteur de son habitat, sollicite que l’on introduise dans la cour de sa maison la civière transportant la dépouille du savant pour effectuer la prière mortuaire dessus.

   Durant quarante jours, une foule immense se recueille sur la tombe d’Ach-Châfi‘î située au cimetière des Banoû Zahra. Le fameux sultan Salâh Ad-Dîne Al-Ayyoûbî, maître de l’Egypte en 567 de l’Hégire, honorera la mémoire d’Ach-Châfi‘î en ordonnant la construction de l‘Université Aç-Çâlihiyya à côté de la tombe du docte. Al-Azîz ‘Outhmâne et sa mère Chamsa, respectivement fils et épouse du sultan, se feront enterrer à proximité de l’imâm.

   Qu’Allâh accorde le firdaous à son serviteur et à ses disciples, auxquels la communauté musulmane est éternellement redevable.

Archives

Catégories

Poser une question

Mettre un lien vers formulaire de contact