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La bienfaisance

   Conformément au hadîth rapporté par ‘Omar Ibnou-l-Khattâb , Jibrîl a enseigné aux Compagnons les trois sphères de la religion musulmane :

● L’Islam est une foi qui se pratique par le corps et les membres à travers les adorations rituelles (prière, jeûne, zakât, pèlerinage, lecture du Coran, etc.) ;

● La foi (al-îmâne) est une conviction qui émane du cœur et de la raison.

Elle permet de croire en Dieu, à l’existence des anges, aux Livres révélés aux messagers qu’Allâh a envoyés, au Jour du Jugement et à la prédestination ;

● La bienfaisance (al-ihsâne) est cette charge de certitude qui provient de la raison et qui donne au corps et aux membres la force d’accomplir l’adoration avec dévotion tout en dégustant la bonne saveur de la foi.

   La certitude de la raison ne suffit pas pour cheminer vers Dieu car elle est entravée et combattue pas des forces négatives telles que la passion, les instincts, l’amour de l’argent, l’orgueil, la notoriété, etc.

   La bienfaisance est donc ce flux spirituel qui laisse la certitude de la foi toujours éveillée pour illuminer la pratique du corps, et pour donner à l’adoration un sens et un plaisir.

   Elle est également obtenue par la multiplication du rappel de Dieu, par la crainte qu’Il inspire, par la conscience permanente de Sa présence et par la reconnaissance de Ses bienfaits. Plus le croyant est vigilent et conscient des bienfaits d’Allâh, plus il L’aime, et mieux il se soumet à Ses injonctions et il s’écarte de Ses proscriptions. Donc plus le fidèle développe et nourrit en lui cette bienfaisance, plus le pôle de la foi interagit avec le pôle de la pratique et plus son appartenance à l’Islam aura un impact positif dans sa vie au quotidien.

   Sans cette bienfaisance, l’appartenance à l’Islam du musulman n’aurait pas d’impact sur sa vie. Il vivrait dans l’hypocrisie et l’ambivalence par le fait que ses convictions et sa vision des choses ne seraient pas respectés dans son quotidien au niveau de ses paroles, de ses actes et de son état d’âme.

   L’importance donnée à la sphère de la pratique en Islam a conduit à l’apparition et au développement de la science de la jurisprudence (علم الفقه : ‘ilmou-l-fiqh). Celle-ci permet d’orienter le musulman dans toutes ses pratiques rituelles (العِبادات) et transactionnelles (المُعامَلات).

   L’intérêt accordé à la sphère de la foi a donné naissance à la science du credo ou du dogme (علم العقيدة : ‘ilmou-l-‘aqîda). Plusieurs autres sciences sont apparues pour  servir ces deux domaines scientifiques majeurs : les sciences du Hadîth (عُلوم الحَديث), la science de l’exégèse du Coran (علم التَّفْسير), la science du fondement de la jurisprudence (علم أُصولِ الفِقْه) et la science de la logique (علم المَنْطِق).

   Quand à la sphère de la bienfaisance, elle a permis aux musulmans de concevoir la science de la purification (عِلمُ التّزْكِيَة) ou la science de l’éthique (عِلْم الأخلاق) plus connues sous le nom de « soufisme » (الصّوفِية).

   L’ébauche de cette science a été apportée par Al-Hassân Al-Baçri, puis elle fut développée par plusieurs sommités unanimement reconnues telles que, Dâwoûd Attâ’î, Ma’roûf Al-Karkhî, As-Sariyy As-Saqtî, Al-Jounayd Al-Baghdâdî, ‘Abdoullâh Ibnou Al-Moubârak, Al-Foudayl Ibnou ‘Iyâd et Al-Hârith Al-Mouhâsibî. Ces savants, qui maîtrisaient aussi bien les sciences ésotériques que les sciences exotériques, puisaient leurs connaissances du Coran et de la sunna et n’ont rencontré aucune objection de la part de leurs pairs érudits qui s’intéressaient plus aux sciences exotériques.

Héritage du soufisme

   Certes la voie du soufisme a été entachée par la suite par plusieurs innovations qui relevaient de certaines philosophies stériles ou de certaines pratiques hérétiques ne respectant pas l’essence de l’Islam, mais est-ce une raison pour rejeter en bloc le vaste et riche héritage qu’a laissé cette science ?

   Si un savant comme Ibnou Taymiyya s’était engagé dans un combat acharné contre ce genre d’innovations, cela ne l’a pas empêché d’écrire lui-même sur des sujets relatifs à la science de la purification en s’inspirant du soufisme respectueux de la tradition prophétique, tel que celui d’Al-Jounayd Al-Baghdâdî. Ibnou Al-Qayyim Al-Jawzîy, le fidèle élève d’Ibnou Taymiyya, avait même repris l’oeuvre du soufi ‘Abdoullâh Al-Ançarî Al-Harawî, Manâzil As-Sâ’irîn, pour la développer et la commenter, ce qui a donné naissance à son fameux ouvrage Madârij As-Sâlikîn (Le sentier des itinérants).

   Avant ces deux savants, l’imâm Aboû Hâmid Al-Ghazzâlî a composé son ouvrage Ihiyâ‘ ‘ouloûm Ad-Dîn qui, malgré plusieurs insuffisances relatives aux choix des ahâdiths authentiques, est un chef d’œuvre en termes d’éducation spirituelle.

   D’ailleurs, les spécialistes des sciences du hadîth et de leurs authentifications, tel que Al-Hâfidh Al-‘Irâqî, n’ont pas hésité à utiliser leur savoir pour distinguer dans ce livre ce qui est authentique de ce qui ne l’est pas. D’autres savants ont purifié ce livre des ahâdiths faibles et de ce qui contredit les principes de l’Islam pour le réécrire, et permettre à la communauté d’en tirer profit.

   L’affrontement entre soufis et anti-soufis est un conflit ancien et persistant au sein même des milieux religieux. Par le passé, il se limitait à un « conflit d’experts », mais il s’est intensifié depuis, touchant aujourd’hui le commun des musulmans à cause des moyens de communication modernes. Ceux-ci favorisent en effet la propagation rapide de la polémique. Plusieurs membres de certains mouvements islamiques hostiles au soufisme livrent un combat sans merci à cette voie. Ils ne prennent pas la peine d’étudier de près le large éventail recouvert par le soufisme et ne cherchent pas à faire la distinction entre ce qui relève de la tradition prophétique et ce qui touche à l’hérésie réprouvée par l’Islam. L’équité islamique veut que le musulman soit juste dans son jugement et qu’il cherche la vérité et s’en empare là où elle se trouve.

    L’héritage du soufisme regorge de trésors scientifiques et d’orientations spirituelles capables de donner à chaque aspirant averti les moyens de cheminer résolument vers Dieu tout en respectant l’essence des textes scripturaires. Lorsque l’itinérant bénéficie de l’immunité scientifique acquise par la quête du savoir à travers les sciences exotériques, il peut se pencher sur cet héritage, tamiser ses produits pour en extraire ce que lui procurera une richesse spirituelle inestimable.

   Les hikam (aphorismes) de l’érudit Ibnou ‘Atâ’i-Allâh As-Sakandarî sont comparables à des pépites d’or que l’on extrait du fleuve du soufisme. Leurs commentaires et leurs analyses permettent au musulman de mieux comprendre sa religion et d’en tirer des leçons et des moralités susceptibles de l’orienter correctement dans l’océan déchaîné de la vie mondaine.

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Le Livre des hikam

   Ibnou ‘Atâ’i-Allâh As-Sakandarî  a légué un héritage exceptionnel dans son Livre des hikam. Cet ouvrage est le plus connu de ses travaux. L’influence des hikam (aphorismes) déborda des cercles de la confrérie châdhilite pour se répandre à travers les pays et les époques : les savants, les étudiants et le commun des musulmans ont accueilli ce concentré de savoir spirituel comme aucune autre œuvre de ce genre, si ce n’est la parole du Prophète SAW. Maints doctes s’attelèrent à la rédaction de commentaires concernant ces hikam, démocratisant ainsi l’accès à leur contenu. Ibnou ‘Atâ’i-Allâh s’inspira de la tradition prophétique et du Coran pour élaborer ses hikam qui abordent trois thèmes :

1. At-tawhîd (l’unicité de Dieu) : une compréhension parfaite du monothéisme représente une protection contre l’infiltration de toute pensée ou réflexion négative liée à l’association (ach-chirk) ;

2. L’éthique (al-akhlâq) et la purification de l’âme : il s’agit de forger un comportement exemplaire dans le relationnel avec l’homme et la création d’une manière générale ;

3. Le cheminement vers Dieu et les principes qui lui sont inhérents, de manière à ce que l’itinérant gravisse des niveaux. Cette ascension spirituelle lui permet de connaître Dieu, de L’aimer et de prendre du recul par rapport à la vie mondaine.

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   Ces hikam recèlent la fleur des connaissances et des réalités insaisissables acquises par Ibnou ‘Atâ’i-Allâh au cours de son cheminement.

   Le terme « حِكم : hikam » est le pluriel du nom « حِكْمَة : hikma » qui veut dire littéralement « sagesse ». Il peut également être traduit par « sentence », « maxime » ou « aphorisme » selon la teneur du texte. Le Livre des hikam se divise en trois genres littéraires établis dans l’ordre suivant : les aphorismes proprement dits au nombre de deux-cent-soixante-quatre, quatre épîtres succinctes et une suite de supplications saisissantes (مُناجات : mounâjât).

   Le style adopté pour les aphorismes associe élégance, concision, rythme et perspicacité, invitant le lecteur à un recueillement et à une réflexion intenses. Chacun des aphorismes a pour but de purifier la foi ou l’éthique, d’augmenter l’énergie spirituelle du croyant, de parachever sa connaissance du Très-Haut ou d’éliminer certaines conduites. Ces sagesses se suivent à l’image des perles précieuses d’un collier spirituel : chaque hikma est un complément de celle qui la précède et une introduction à celle qui lui fait suite.

   Les quatre lettres missives qui suivent les aphorismes constituent des réponses à des interrogations posées par les élèves d’Ibnou ‘Atâ’i-Allâh. Composées dans un ton plus décontracté, mais qui ne perd pas en élégance, elles préparent le lecteur à ressentir toute l’émotion qui se dégage des supplications qui achèvent ce chef-d’œuvre.

   Enfin, Ibnou ‘Atâ’i-Allâh ouvre son cœur dans une série d’entretiens intimes avec son Créateur : en se soumettant totalement à Allâh et en avouant son dénuement devant Lui, il regrette ses transgressions et reconnaît la médiocrité de son être face à la majesté absolue du Tout-Puissant. Les diverses questions rhétoriques énoncées par l’auteur permettent au lecteur de parfaire sa connaissance du Créateur. La prise de conscience que suscitent ces supplications chez celui qui les lit l’aide certainement à trouver la paix intérieure et la sérénité.

   Depuis la publication du Livre des hikam, de nombreux commentaires ont vu le jour et l’ouvrage inspire toujours de nouvelles analyses. Le premier à avoir expliqué les hikam serait Chams Ad-Dîn Ibnou ‘Abd Ar-Rahmâne Ibnou Aç-Çâ’igh (708-776 H, soit 1375-1444 ap. J.-C.) dans Tathbît ma’âlî al-himam bi-tabyîn ma‘ânî al-hikam.

D’autres ouvrages explicitent les hikam :

– Ghayth al-mawâhib al-‘aliyya, de Chaykh Ibnou ‘Abbâd Ar-Roundî (733-792 H, soit 1333-1390 ap. J.-C.) ;

– Al-Foutoûhât Ar-Rahmaniyya et Miftâh Al-Aadâ’il, deux commentaires de Chaykh Ahmad Zarroûq (846-899 H, soit 1442-1493 ap. J.-C.) ;

– Charh al-hikam, par le grand imâm d’Al-Azhar Chaykh ‘Abdoullâh Ach-Charqâwî (1150-1227 H, soit 1737-1812 ap. J.-C.) ;

– Iqâdh al-himam fî charhi-l-hikam de Chaykh Ibnou ‘Ajîba (1160-1224 H, soit 1747-1809 ap. J.-C.) ;

– Charh al-hikam de Chaykh Hassan Ibnou ‘Awad Ibnou Moukhaddim (1260-1331 H, soit 1844-1913 ap.J.-C.), érudit de Hadramout ;

– Charh al-hikam du juriste mâlikite Chaykh ‘Abdel-Mâjîd Ach-Charnoûbî (m. 1348 H, soit 1929 ap. J.-C.) ;

– Al-hikam al-‘atâiyya : charh wa tahlîl de Chaykh Mouhammad Sa‘îd Ramadân Al-Boûtî.

   Les commentaires des aphorismes présentés dans cette rubrique seront essentiellement tirés des analyses menées par les sommités précitées.

   Les hikam d’Ibnou ‘Attâ’i-Allâh As-Sakandarî sont indubitablement le fruit d’une connaissance approfondie de la personne humaine. Elles tiennent compte de ses faiblesses et de ses forces, de ses doutes et de ses certitudes, de sa ferveur et de sa tiédeur, de sa fierté et de son humilité, etc.
Si le contexte de vie du musulman varie selon son époque et son lieu d’habitation, les caractéristiques intrinsèques à sa personne ne subissent aucun changement notable. Ainsi les sagesses d’Ibnou ‘Attâ’i-Allâh As-Sakandarî s’adaptent parfaitement aux musulmans contemporains. Les leçons et les moralités qui émanent de ces hikam aideront certainement chaque aspirant à esquiver les contraintes du contexte moderne pour trouver le chemin menant à la connaissance de son Seigneur.